Anne Le Fèvre Dacier et la querelle d'Homère

 

ICONOGRAPHIE

 

1 Houdart de la Motte,
Antoine Houdar de la Motte, dans Dreuz du Radier, L'Europe Illustre (BM Lyon, cote SJ ID 305)

 

2 L_Iliade de Houdart de la Motte
L'Iliade de Houdar de la Motte, Paris, 1714 (BM Lyon, cote SJ B 322-16)

3 L_Iliade de Houdart de la Motte, pages intérieures
L'Iliade de Houdar de la Motte, pages intérieures, Paris, 1714 (BM Lyon, cote SJ B 322-16)

4  L_Iliade de Houdart de la Motte, pages intérieures
L'Iliade de Houdar de la Motte, pages intérieures, Paris, 1714 (BM Lyon, cote SJ B 322-16)

 

5  Homère Vengé, François Gacon
Homère Vengé du "Poète Sans Fard" (François Gacon), Paris, 1715 (BM Lyon, cote SJ B 322)

6 Homère Vengé détail
Homère Vengé, détail de la légende du frontispice

 

7 L_Apologie d_Homère, Jean Boivin
Apologie d'Homère et Bouclier d'Achille, Jean Boivin, Paris, 1715, l'oeuvre d'un partisan des Anciens (BM Lyon, cote 343988)

 

8 Le bouclier d_Achille
Le Bouclier d'Achille, planche dépliante, Jean Boivin, Paris, 1715 (BM Lyon, cote 343988)

9 Description du bouclier d_Achille
Extrait de la description du Bouclier d'Achille, Jean Boivin, Paris, 1715 (BM Lyon, cote 343988)

 

 

TEXTES

1. L’origine de la Querelle d’Homère : la publication de la « nouvelle » Iliade

1.1. Houdar de La Motte, L’Iliade, 1714

1.1.1. Discours sur Homere

[...]

De la traduction

Il s’agit à présent de rendre raison de ma propre entreprise ; j’ai mis en vers l’Iliade, toute imparfaite que je l’ai jugée ; & il semble d’abord que je mérite un reproche opposé à celui que craignent ordinairement les traducteurs qui entreprennent de copier des originaux qu’ils jugent parfaits & inimitables. Comme ils appréhendent de passer pour téméraires, par le choix d’un travail au-dessus de leurs forces, je dois craindre de passer pour bizarre & ridicule, en choisissant un ouvrage que je parois n’estimer pas assez. J’ai deux choses à répondre ; j’ai suivi de l’Iliade, ce qui m’a paru devoir en être conservé, & j’ai pris la liberté de changer ce que j’ai crû désagréable. Je suis traducteur en beaucoup d’endroits, & original en beaucoup d’autres : ainsi je dois rendre compte au public de mon ouvrage, sous ces deux différens égards. (p. cxxxviij-cxxxix)

[...]

Madame Dacier prend la défense des traductions élégantes contre l’opinion vulgaire qui ne leur fait pas assez d’honneur. On s’imagine d’ordinaire que la fleur de l’esprit & de l’imagination n’y ont point de part, & qu’il n’y a presque d’autre mérite que la connoissance de deux langues. Madame Dacier soûtient, au contraire, qu’il y entre de l’invention, & qu’on ne sçauroit être bon traducteur sans un enthouziasme judicieux, pour trouver des touts vifs & des expressions animées qui rendent la force & les graces de l’original ; elle a sans doute raison, & sa traduction même en est une assez bonne preuve.

On jugera bien, après cette justice que je me fais un honneur & un plaisir de lui rendre, que si je combats quelqu’autre de ses sentimens, c’est avec toute la consideration que je dois à son mérite, & par la seule liberté que tout honnête homme doit prendre de dire naïvement son avis sur des ouvrages exposez au jugement du public. (p. cxliij-cxliv).

1.1.2. Iliade

[Junon demande la ceinture de Vénus[1]]

La Motte s’est plu à « étendre » cet épisode (Iliade d’Homère XIV, v. 152-230) pour y répandre un air de galanterie destiné à séduire ses lecteurs. Il mérite pleinement les critiques de Madame Dacier : « près de la moitié [des  4500 vers de la nouvelle Iliade] sont de son cru et très peu ressemblants à l’original » et d’Etienne  Fourmont : « Il a répandu sur toute son Iliade un air d’opéra, des manières doucereuses, des pointes qui en ôtent la gravité ».

[...]

Au haut du mont Ida, Junon voit, avec peine,

Les yeux de Jupiter attachez sur la plaine :

Elle craint qu écoutant ses bontez pour Hector,

La perte d’Ilion ne se differe encor.

Sa haîne impatiente en veut hâter la chute ;

Un dessein s’offre, est pris, s’arrange & s’execute.

La déesse entreprend de charmer son époux ;

Ses yeux s’arment déja des regards les plus doux :

Elle veut que l’adresse, & la magnificence,

De ses augustes traits serve encor la puissance ;

De sa robe superbe ouvrage de Pallas,

Se répandent, dans l’air, d’ébloüissans éclats ;

Sa chevelûre flotte, en longs anneaux formée ;

Et du parfum divin la terre est embaumée.

Telle on la vit, le jour qu’aux regards de Pâris,

Ses traits, de la beauté disputerent le prix.

Mais ce n’est pas assez ; la jalouse immortelle

Se souvient que ce jour, Venus étoit plus belle ;

De sa rivale même, elle veut obtenir

De quoi vanger l’affront qu’elle eût à soutenir.

Elle court à Venus. Puis-je espérer, dit-elle,

Que Venus, à mes vœux, ne sera point rébelle ?

Vous servez les Troyens, je protége les Grecs ;

Et mes desseins pour vous, peuvent être suspects.

A me voir cependant, vous connoissez sans peine,

Que la guerre n’est point l’interêt qui m’ameine.

J’abandonne à son sort l’empire de Priam ;

Au bout de l’univers, je vais voir l’Ocean ;

Et pour le prix des soins qu’il eut de mon enfance,

Entre Thétis & lui, mettre l’intelligence.

Je n’y puis réüssir sans vos secours vainqueurs,

Sans ces charmes si sûrs de l’empire des cœurs.

Aux desirs de Junon, Vénus prête à se rendre,

Par un regard flatteur, déja se fait entendre.

Que ne pourriez-vous pas, même sans mon secours,

Dit-elle ? Ah ! vous m’allez enlever les amours !

Je ne le céle point, vôtre beauté m’allarme ;

Je veux bien cependant, en augmenter le charme :

Des désirs de Junon je me fais une loi ;

Fût-ce contre moi-même, elle peut tout sur moi.

Vénus lui donne alors sa divine ceinture,

Ce chef-d’œuvre sorti des mains de la nature,

Ce tissu, le simbole, & la cause à la fois,

Du pouvoir de l’Amour, du charme de ses loix.

Elle enflamme les yeux, de cet ardeur qui touche ;

D’un sourire enchanteur, elle anime la bouche ;

Passionne la voix, en adoucit les sons,

Prête ces tours heureux, plus forts que les raisons,

Inspire, pour toucher, ces tendres stratagêmes,

Ces refus attirans, l’écueil des sages mêmes :

Et la Nature enfin, y voulut renfermer

Tout ce qui persuade, & ce qui fait aimer.

En prenant ce tissu que Vénus lui présente,

Junon n’étoit que belle, elle devint charmante.

Les graces & les ris, les plaisirs & les jeux,

Surpris, cherchent Vénus, doutent qui l’est des deux.

L’Amour même trompé, trouve Junon plus belle ;

Et son arc à la main, déja vole après elle.

Charmée, elle descend aux antres de Lemnos [...].

[Antoine Houdar] de La Motte, L’Iliade. Poëme. Avec un Discours sur Homere,

Paris, Gregoire Dupuis, 1714.


2. La réponse de Madame Dacier : Des Causes de la corruption du goût, 1714

Outrée de voir Homère défiguré dans la nouvelle Iliade et maltraité dans le Discours sur Homère, Madame Dacier s’engage, malgré elle, dans la polémique et rédige en quelques mois un volumineux ouvrage au dessein ambitieux.

[...]

La douleur de voir ce poëte si indignement traité, m’a fait résoudre à le deffendre, quoyque cette sorte d’ouvrage soit tres opposé à mon humeur, car je suis tres paresseuse & tres pacifique, & le seul nom de guerre me fait peur ; mais le moyen de voir dans un si pitoyable estat ce qu’on aime, & de ne pas courir à son secours !

Jamais Deïphobus ne fut si horriblement mutilé par Menelas & par Ulysse, qu’Homere l’est par M. de la Motte. Et il y a encore plus de sujet de s’escrier en s’adressant à Homere :

Quis tam crudeles optavit sumere pœnas !

Cui tantum de te licuit !

Qui est-ce qui a pû se vanger de vous avec tant de cruauté ? Qui a osé vous traiter avec cette barbarie ? C’est peu de dire que ce grand ennemi d’Homere retranche tout d’un coup douze livres de son poëme : il faut ajoûter qu’il estropie si-bien tous les autres, que les seize mille vers, dont ce poëme est composé, il les réduit à quatre mille cinq ou six cens ; & que de ce petit nombre, il y en a prés de la moitié qui sont de son cru, & tres peu ressemblants à ceux de l’original ; que dans les autres il n’y en a pas un seul où l’on puisse reconnoître ce grand poëte, tant ce grand critique a trouvé le secret de les déguiser ! (p. 3-5).

[...]

J’entreprends donc cette reponse uniquement pour empescher, autant qu’il m’est possible, les jeunes gens, ordinairement credules & peu précautionnez, d’estre les duppes d’une fausse doctrine. Ne puerorum aetas improvida ludificetur. M. de la Motte dit dans son Discours qu’il pardonneroit mesme les injures à qui le détromperoit à ce prix. Je voudrois certainement le détromper, mais je ne luy diray point d’injures ; car outre les injures ne sont jamais des raisons, j’ay pour luy l’estime qu’il merite d’ailleurs, & je n’ay pas oublié l’honneur qu’il m’a fait de m’adresser quelques-unes de ses odes ; & moins je me reconnois loüable, plus j’ay d’obligation à celuy qui a quelquefois daigné me loüer. (p. 10).

[...]

Mais par quelle fatalité faut-il que ce soit de l’Academie Françoise, de ce corps si celebre, qui doit estre le rempart de la langue, des lettres & du bon goust, que sont sorties depuis cinquante ans toutes les méchantes critiques qu’on a faites contre Homere ? Jusqu’icy  M. Despreaux & M. Dacier se sont élevez contre ces égarements de la raison, & en ont fait voir tout le ridicule, de sorte que l’Academie a esté assez justifiée à cet égard. Aujourd’huy voicy une temerité bien plus grande, & une licence qui va ouvrir la porte à des desordres plus dangereux pour les lettres & pour la poësie, & l’Academie se tait ! Elle ne s’éleve pas contre cet excés si injurieux pour elle ! Je sçay bien qu’il y en a qui gemissent de cet attentat, & je suis témoin de l’indignation, que quelques-uns en ont conçeûe ; mais cette indignation d’une partie ne suffit pas pour justifier tout le corps, & le public attendoit quelque chose de plus de cette Compagnie. Je n’ay garde de vouloir susciter à M. de la M. des ennemis si dangereux, la charité me le deffend. Il vaut mieux que je deffende Homere toute seule, puisque j’y suis interessée, & que je repousse les insultes que ce censeur fait à sa poësie & à son art qu’il n’a jamais connus. Il en sera quitte à meilleur marché, & par la maniere dont je le traitteray, il verra ce qu’il auroit eu à essuyer, si quelqu’un de ces sçavants hommes qui composent cette fameuse Compagnie, & qui sont si indignez de son ouvrage, l’avoit entrepris. (p. 32-33).

[...]

Le plus grand nombre, sur-tout dans nostre siecle, a décidé superficiellement du merite de ses ouvrages, sur des beautez ou des deffauts que d’ingenieux escrivains s’efforceoient tour à tour d’y faire apercevoir. Ceux qui ne lisent pas cecy avec volupté, n’en connoissent pas tout le prix. Les plus grands hommes de nostre siecle ont lû et relû Homere avec admiration,& l’ont comblé de loüanges. C’est dans nostre siecle que les plus sçavants & les plus profonds dans la langue grecque ont le mieux éclairci la poëtqiue d’Aristote & celle d’Horace, & mis l’art d’Homere dans un  plus grand jour. Tous ces gens-là n’ont décidé que superficiellement selon M. de la M. mais luy, sans sçavoir la langue d’Homere, sans l’avoir jamais lû, il vient souffler sur ces décisions superficielles, & nous monstrer comment il faut juger de ce poëte. Voilà desja un assez grand ridicule qui se presente icy. (p. 41-42).

[...]

Monsieur de la M. explique ensuite les raisons qu’il a eües de changer le bouclier d’Achille, & les circonstances de la mort d’Hector : J’avoüe, dit-il, que le bouclier d’Achille m’a parû défectueux par plus d’un endroit : les objets que Vulcain y représente n’ont aucun rapport au poëme, & ils ne conviennent ni à Achille pour qui on le fait, ni à Thetis qui le demande, ni à Vulcain mesme qui en est l’ouvrier. Voilà de plaisantes raisons. Il n’y avoit aucune necessité que les objets représentez dans ce bouclier eussent aucun rapport au poëme, ni qu’ils conviennent ni à Achille, ni à Thetis, ni à Vulcain. La seule convenance par rapport au dernier, c’estoit que ce bouclier fust digne de la main d’un dieu, & il l’est. C’est le plus bel episode & le plus grand ornement que la poësie ait jamais mis en œuvre ; & Homere a eu grande raison de dire à Thetis, Je vais faire à vostre fils des armes qui feront l’estonnement & l’admiration de l’univers. Je pourrois dire icy à M. de la M. ce qu’un Ancien dit à un homme qui luy demandoit ce que c’estoit que la beauté : Mon ami ; luy dit-il, c’est la question d’un avugle ; donne moy un homme qui ait des yeux, & il la sentira. Je dis de mesme donnez moy un homme qui ait le veritable esprit de la poësie, il sentira la beauté de ce bouclier, & il n’aura garde d’en substituer un de sa façon. (p. 374-376).

Madame Dacier, Des Causes de la corruption du goust, Paris, Rigaud, 1716.


3. La réponse de La Motte : Réflexions sur la critique, 1715

Dans ce petit volume, La Motte évite de répondre point par point aux arguments de Madame Dacier, il n’en réfute que quelques-uns. Il souhaite élargir le débat à l’art de la critique littéraire et, tout en accusant Madame Dacier de l’avoir injurié, s’efforce de faire montre de courtoisie envers une dame.

[...]

J’éxaminerai les objections de Made d’Acier, comme si je me les êtois faites à moi-même ; je comparerai ses raisons & les miennes, comme si elles étoient également mes propres idées, & qu’il s’agît de me déterminer entre elles, par la seule force de l’évidence. C’est un engagement que je prends exprès à la face de l’Académie, pour m’animer à rendre ma réponse plus digne de ce public judicieux, pour qui seul on devroit écrire.

Le livre de Made d’Acier, annoncé depuis long-temps, parut quelques jours après que j’eus recité cette espece de préface dans l’Academie ; je le lûs avec attention pour y chercher mes erreurs ; & comme j’avois promis de pardonner les injures à qui me détromperoit, je m’accoûtumai aisément à celles dont il est plein, dans l’esperance qu’on rempliroit la condition ; mais après avoir achevé tout le livre, je trouvay qu’il n’y avoit que la moitié de l’ouvrage fait. J’ay déja eu les injures, il ne reste plus qu’à me detromper.

Dans l’engagement où je suis de répondre, j’ay songé comme Made d’Acier a faire un livre qui pût être utile indépendamment de nôtre dispute. Elle a choisi les causes de la corruption du goût, qui sont plûtôt chez elle le pretexte que le dessein de l’ouvrage. Pour moi, je me suis laissé conduire à ma matiere ; il m’a parû qu’elle me donnoit lieu à des reflexions judicieuses sur la critique. Je tâcheray donc d’en faire le fonds de ma réponse ; de semer par tout des principes de raisonnement, dont les endroits que j’ay à refuter ne seront que l’application ; & je prendray garde sur tout à ne dire contre Made d’Acier, que ce qu’entraîne la nécessité de ma défense. (p. 8-11).

[...]

J’ay fait des operas, me reproche-t-elle, & j’ay lû des romans ; & par le titre de pieux qu’elle me donne ensuite ironiquement, elle paroist insinuer que je suis tout le contraire. J’ay là-dessus une compensation à luy proposer . Qu’elle me passe les operas que j’ay faits, pour les traductions qu’elle a faites de L’Eunuque & de l’Amphitrion, de quelques comedies grecques d’aussi mauvais exemple ; & des Odes d’Anacréon, qui ne respirent qu’une volupté dont la nature même n’est pas toujours d’accord : soyons raisonnables ; il me semble que cela vaut bien quelques operas, qui sont des ouvrages très-modestes, & presque moraux, en comparaison de ceux que je cite. (p. 45-46).

La Motte, Reflexions sur la critique, avec plusieurs lettres de

M. l’Archevêque de Cambray & de l’auteur,

Paris, Du Puis, 1715.


4. Les partisans de La Motte


4.1. Fénelon, Lettre à La Motte, 1714

L’art de glisser la critique dans l’éloge. Pour éviter de blesser son ami, Fénelon use du pronom indéfini pour énumérer les défauts de la nouvelle Iliade. Quant aux éloges, ils sont décernés par Virgile !

Je viens de vous lire, Monsieur, avec un vrai plaisir ; l’inclination très-forte dont je suis prévenu pour l’auteur de la nouvelle Iliade, m’a mis en défiance contre moi-même. J’ay craint d’être partial en vôtre faveur, et je me suis livré à une critique scrupuleuse contre vous : mais j’ay été contraint de vous reconnoître tout entier dans un genre de poësie presque nouveau à vôtre égard. Je ne puis néanmoins vous dissimuler ce que j’ay senti. Ma remarque tombe sur vôtre versification et nullement sur vôtre personne. [...] (p. 97).

Mais passons de la versification françoise à vôtre nouveau poëme. On vous reproche d’avoir trop d’esprit. On dit qu’Homere en montroit beaucoup moins ; on vous accuse de briller sans cesse par des traits vifs et ingenieux. Voilà un défaut qu’un grand nombre d’auteurs vous envient. Ne l’a pas qui veut. Vôtre parti conclut de cette accusation, que vous avez surpassé le poëte grec. Nescio quid majus nascitur Iliade[2]. On dit que vous avez corrigé les endroits où il sommeille. Pour moi qui entends de loin les cris des combattants, je me borne à dire,

Non nostrum inter vos tantas componere lites ;

Et vitula tu dignus, et hic... [3].

Cette guerre civile du Parnasse ne m’allarme point. L’émulation peut produire d’heureux efforts, pourvû qu’on n’aille point jusqu’à mépriser le goût des Anciens sur l’imitation de la simple nature, sur l’observation inviolable des divers caracteres, sur l’harmonie & sur le sentiment, qui est l’ame de la parole. Quoi qu’il arrive entre les Anciens et les Modernes, votre rang est reglé dans le parti des derniers.

Vitis ut arboribus est, ut vitibus uvae :

Ut gregibus tauri : segetes ut pinguibus arvis ;

Tu decus omne tuis [4]. (p. 99-101).

[...]

26 janvier 1714

La Motte, Reflexions sur la critique, avec plusieurs lettres de

M. l’Archevêque de Cambray & de l’auteur,

Paris, Du Puis, 1715.


4.2. L’abbé de Pons, Lettre à Monsieur *** sur l’Iliade de M. de La Motte, 1714

Partisan zélé de La Motte, Jean-François de Pons  reprend et développe les principaux arguments du Discours sur Homère.

[...]

Nous osons donc à present juger de l’Iliade ; cette merveille tant vantée est tout au plus un beau monstre, né, pour ainsi dire, du seul instinct d’un homme superieur ; je dis d’un homme superieur, car si l’on fait attention au siecle grossier dans lequel nâquit Homere ; si l’on a égard aux mœurs rustiques qui regnoient alors, si l’on ne perd pas de vûe l’impossibilité morale d’atteindre la perfection dans un essai hazardé sans le secours des regles & des exemples, on jugera Homere un grand genie, & le premier homme de son siecle rustique, en même temps qu’on jugera son poëme tres defectueux pour un siecle aussi éclairé que le nôtre. (p. 17-18).

[...]

D’où vient qu’en lisant l’élegante traduction de l’Iliade par Madame Dacier, j’ay une si petite idée de l’original ? J’en sçay la raison ; c’est que le poëme original porte un fond si bizarre, si confus, si absurde, que la decoration du style le plus riche dans une traduction fidelle, ne peut défendre le lecteur du froid mortel, de l’insupportable ennnui que ce miserable fond traîne à sa suite.

Il n’y avoit qu’un moyen de faire goûter l’Iliade en françois, c’étoit de composer un poëme original, pour ainsi dire, qui eût pour sujet la fameuse guerre de Troye ; d’ôter à l’histoire monstrueuse d’Homere tant de traits qui blessent nos mœurs, qui revoltent nôtre credulité : de déguiser en grand le bas merveilleux qui anime l’Iliade, d’en corriger les epizodes quelquefois ingenieux, mais toujours défigurez ; de porter à un haut point d’élevation les caracteres bizarres des heros grecs & troyens : en un mot, il ne falloit rien moins que le grand genie, la sage hardiesse, & les riches ressources de Monsieur de la Motte, pour nous travestir le monstre grec, de maniere que loin de nous déplaire, il charmât nos regards. [...] (p. 28-29).

J[ean-]Fr[ançois] de Pons, Lettre à Monsieur *** sur l’Iliade de M. de La Motte,

Paris, Laurent Seneuze, 1714.


4.3. L'Abbé Terrasson, Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère, 1715

Dans ce gros ouvrage (1600 pages, suivies, en 1716, d’une addition de cent pages), où il se propose d’examiner l’Iliade en « géomètre », l’abbé Terrasson fonde sa thèse de la supériorité des Modernes sur la foi en un progrès des arts identique au progrès des sciences.

Preface

Avant que d’exposer au lecteur la critique de l’Iliade, je crois qu’il est à propos de bien marquer ici quel est le but de mon entreprise. Ma vûë principale est de faire passer jusqu’aux belles lettres cet esprit de philosophie, qui depuis un siécle a fait faire tant de progrés aux sciences naturelles. J’entens par philosophie une superiorité de raison qui nous fait rapporter chaque chose à ses principes propres & naturels, indépendamment de l’opinon qu’en ont eû les autres hommes. (p. iii).

[...]

Il faut avoüer encore que le goût de la géométrie qui a manqué à la plûpart des admirateurs outrez de l’antiquité, & qui a été extrêmement cultivé dans ces derniers temps, a fort accoûtumé les esprits à pénétrer le fond des choses, & à n’admettre que l’évidence : on cite quelquefois les grands géométres dans les ouvrages de géométrie, & on les cite même avec honneur : mais c’est pour indiquer leurs éclaircissemens ou leurs démonstrations, & nullement pour imposer au lecteur par leur nom : on ne dit jamais qu’il ne faut pas revenir sur une proposition de géométrie, aprés Archimede ou Mr Neuton. C’est cet esprit que Me Dacier veut exclure de l’examen d’Homére, & ce n’est pas sans juste cause. La géométrie semble avoir porté malheur à ce poëte de tout temps, & les deux plus remarquables censeurs qu’il ait eû dans l’antiquité, sçavoir Pythagore & Platon, étoient géométres. C’est en ce sens que l’on doit s’écrier : Quel fleau, non pour la poësie, mais pour Homére qu’un géométre. J’ai pourtant d’abord à remercier Me D. de la réputation de géométre qu’elle me donne : bien que la place que j’ai l’honneur d’occuper dans l’Académie des sciences, m’ait engagé à me mettre en état d’entendre, & même d’exposer les découvertes que les plus grands hommes de l’Europe font dans toutes les parties de mathématiques ; je ne suis pourtant pas plus géométre que poëte, puisque je n’ai inventé ni dans l’un ni dans l’autre genre. Mais si Me D. me fait honneur, elle se fait tort à elle-même, en marquant qu’elle croit un géométre incapable de parler d’Homére ; & sur-tout en prenant là-dessus un ton qui va à tourner en ridicule la premiere des sciences humaines, & la seule qui mérite véritablement le nom de science : devoit-on voir ce trait dans l’ouvrage d’une dame qui tient un rang dans la litterature ? Elle a sans doute oublié la maniere dont Me Dodard une des grandes lumiéres de l’Académie des sciences, réfuta Monsieur son époux, lorsqu’il voulut railler ceux qui s’appliquoient aux expériences de physique. Il est trés permis à Mr & à Me D. d’ignorer ce qu’il leur plaira ; chacun étudie ce qu’il veut, & ils se sont même distinguez dans le genre d’étude qu’ils ont choisi : mais il n’est permis à personne de mépriser ce qu’il ne sçait pas. [...]. (p. lxv-lxvij).

[Jean] Terrasson, Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère, où à l’occasion

de ce poême on cherche les regles d’une poëtique fondée sur la raison,

& sur les exemples des Anciens et des Modernes,

Paris, François Fournier, 1715.


4.4. Marivaux, L’Homère travesti, 1716

Contrairement à La Motte, qui avait réduit les quelque 16000 hexamètres de l’Iliade d’Homère à 4304 alexandrins, Marivaux, grand admirateur de la nouvelle Iliade, va étoffer cet « original », où il ne voit que « de l’esprit pur », pour produire 10232 octosyllabes sur le mode burlesque.

[Discours d’Achille]

[...]

Ce moy qui fit trembler Hector,

Qui devrois être cousu d’or,

Et qui n’ay pas, sur ma parole,

Peut-être plus qu’une pistole ;

Ce moy, Messieurs, qu’a-t-il reçû ?

Rien du tout, que du pied au cu.

Il m’étoit échû Briséïde,

Et tout récemment vôtre Atride,

M’a pris cette part du butin,

Quoiqu’il ait bien un magazin,

De filles, d’habits, de vaisselle :

Moy, je n’avois qu’une femelle,

Cette femelle il me la prend

A la barbe de tout le camp.

Et sans qu’aucun de vous lui crie,

Vous faites une étourderie,

Pas seulement un seul hola ;

Et moy je souffrois cela ?

Non, Messieurs, la foudre m’écrase,

Si desormais je sers cet aze.

Aze, est un âne, mon lecteur, [...]

[Marivaux], Homere travesti, ou L’Iliade en vers burlesques[5],

Paris, Pierre Prault, 1716, t. II, Livre VI, p. 41-42.


5. Les partisans de Madame Dacier


5.1. Boivin, Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, 1715

Dans la première partie de son ouvrage, Jean Boivin réfute  les arguments du Discours sur Homère de La Motte. Dans la deuxième, il se focalise sur  celui des prétendus défauts - profusion, confusion, invraisemblance - du « bouclier d’Achille » et, pour illustrer ses propos, il fait dessiner par le peintre Nicolas Vleughels un schéma de composition, formé de plusieurs cercles concentriques suivant la description d’Homère, qu’il reproduit (planche dépliante, p. 234).

[...]

* J’avouë que le bouclier d’Achille m’a paru défectueux par plus d’un endroit ; les objets, que Vulcain y représente, n’ont aucun rapport au poëme[6].

Homere a voulu délasser ses lecteurs par une agréable variété d’images, différentes de celles qu l’on a vûës jusqu’icy, par des paysages, par des plans de villes, par des festins, par des danses, par des représentations du ciel, de la terre, de l’océan ; par des combats même, & par des siéges de ville ; mais en miniature.

* Ils ne conviennent ni à Achille, pour qui on le fait.

Les images, qui représentent des actions guerriéres, ne conviennent-elles pas à Achille ? Ces images sont une ville assiégée, un conseil de guerre, un combat, une embuscade. Tous les autres tableaux, excepté les sphéres, & l’océan, représentent les travaux ou les plaisirs de la paix ; ce qui fait un agréable contraste avec les exercices de ma guerre ; comme si le graveur avoit voulu remettre sous les yeux d’Achille le choix que les destins avoient offert à ce héros, ou d’une gloire immortelle, s’il préferoit la guerre à la paix ; ou d’une vie longue & heureuse, s’il préferoit la paix à la guerre.

* Ni à Thetis, qui le demande.

L’image de la mer, au centre du bouclier, convient à Thetis, aussi-bien que les flots de l’Ocean, qui sont la bordure.

* Ni à Vulcain même, qui es est l’ouvrier.

Toute gravure convient à Vulcain. Mais ce qui luy convient sur tout, c’est la représentation de la sphére, & des feux célestes, qui occupent aussi une partie du bouclier.

* Les objets y sont tellement multipliez, qu’à peine imagine-t-on que le bouclier les pût contenir distinctement.

Les objets ne paraîtront point trop multipliez, si l’on sçait les arranger.

Je suppose le bouclier parfaitement rond. Je partage la surface convexe en plusieurs cercles concentriques.

Le cercle d’autour le centre contiendra la terre et la mer en petit volume. Je luy donne trois poûces de rayon.

Le cercle d’après embrassera le ciel & les astres. Je mets dix poûces de distance entre ce cercle & celuy du milieu.

Le troisiéme s’éloignera du second  à la distance de huit poûces. L’espace d’entre ces deux cercles sera divisé en douze compartimens, qui renfermeront chacun un tableau de dix à onze poûces de base, en donnant pour base aux tableaux le cercle extérieur.

Le quatriéme cercle formera la circonference du bouclier, & l’intervalle d’entre ce cercle & le précedent, n’ayant de largeur que trois poûces, fera voir des flots & des ondes semblables aux courans de l’océan.

Tout cela ensemble ne fera que deux pieds de rayon, & quatre pieds en tout de diametre.

Un simple crayon des cercles & des compartimens rendra la description plus sensible, & justifiera ce que je veux prouver, que la multiplicité des figures ne produira aucune confusion, si la place est bien ménagée. (p. 234-237).

[Jean Boivin], Apologie d’Homère, et Bouclier d’Achille, François Jouenne, 1715.


5.2. François Gacon, Homère vengé, 1716

Homère vengé est une suite de vingt lettres entremêlées de pièces en vers que « Le Poète Sans Fard », François Gacon, adresse à La Motte sur la nouvelle Iliade, et les prétendues réponses de ce dernier. Dans son « approbation », le censeur royal Couture avait écrit : « quoique le zele de l’auteur pour maintenir les anciens dans la possession où ils sont de l’admiration publique, m’ait paru un peu vif... ». Quelques mois plus tard, Gacon publiera encore, anonymement, des Dissertations sur les ouvrages de Monsieur de La Motte, où il s’en prend aux Réflexions sur la critique.

[...]. Je ne sçay même si la différence extrême de ses [de La Motte] derniers ouvrages avec les premiers n’est point un juste effet de la presomption qu’il a eûë de s’élever sur ses maistres, à l’exemple de Thamiris le Thracien.

Homere nous dit que cet orgueilleux poëte s’étant vanté qu’il remporteroit toûjours le prix de la musique, quand les Muses mêmes, filles du grand Jupiter viendroient disputer de leur art contre lui. Ces déesses, irritées de son insolence, le priverent de la vûe & de la voix, & lui firent oublier l’art de jouer de la lire.

La remarque de Mme Dacier sur cet endroit est digne d’attention. Homere, nous dit-elle, dans ces petites histoires qu’il seme dans son poëme renferme souvent de grandes leçons. Ici ce Thamiris est l’emblême de ces poëtes pleins de vanité qui croyent mieux écrire &   mieux chanter que les Muses même. Cet orgueil est rarement impuni ; ils perdent la vûe & la voix, & oublient le peu qu’ils sçavoient dans leur art ; c’est-à-dire qu’ils tombent dans des fautes trés grossieres & capables de les humilier, s’ils se pouvoient dépoüiller un moment de leur amour propre.

Au reste il y a sujet de s’estonner comment Homere a pû fournir il y a prés de trois mille ans une emblême aussi juste à son illustre commentatrice, pou le venger d’un de ses plus redoutables ennemis. Quoiqu’il en soit, plusieurs sages personnes ont été de l’avis de cette dame & ont dit d’une commune voix que M. de la Motte en critiquant Homere ne pouvoit rien faire qui nuisist plus à la réputation que ses premieres odes lui avoient acquise. [...]. (Lettre IV, p. 104-105).

[...]

Si vous aviez bien compris le 14. chapitre de la Logique ou de l’Art de bien penser, vous n’auriez jamais fait de si frivoles objections sur les injures que les heros d’Homere se disent & vous n’auriez pas esté si sensible à celles dont vous pretendez que Madame Dacier a rempli le volume qui sert de réponse au vôtre.

Cette dame n’a employé que les termes ordinaires dans la dispute, & que tout auteur prudent doit souffrir sans se plaindre, lors qu’il les a meritez ; mais supposé& qu’elle ait passé les bornes qu’une exacte politesse prescrit, n’aviez-vous pas promis autentiquement de pardonner les injures à ceux qui écriroient contre vous ? & à qui deviez-vous plutôt les pardonner qu’à une dame que vous avez insultée le premier & dont vous assurez que le chef-d’œuvre est ennuyeux pour la plus grande partie ?

Croyez-vous que ce soit une assez grande moderation, que de ne pas rendre injure pour injure ? Non, Monsieur, ce n’est pas assez, la politesse & la bien-seance demandoient que vous ne fissiez pas même appercevoir le public qu’elle eût esté capable de vous en dire. La remontrance que vous lui faites en cette occasion vient plus d’orgueil que de bonté, & vous la reprenez moins de son impolitesse pretenduë pour l’en corriger, que pour faire voir que vous estes plus poli. [...] (Lettre IX, p. 235-237).

[...]

Mais si vous n’avez pas eu assez de force de genie pour enrichir vôtre poëme de ces sentences nobles & graves, dont celui d’Homere est tout plein, vous l’avez farci d’un grand nombre de réflexions tirées des remarques de Mme Dacier, que vous avez apparemment prises pour des sentences, quoiqu’elles soient d’une nature bien differente. Cette dame dit, par exemple, qu’il n’est point honteux à un héros de pleurer, & que les Grecs avoient pour proverbe, que les bons pleurent volontiers : là-dessus vous dites de vôtre Achille :

Il se noya de pleurs qu’aprouve son courage.

Excuse-t-elle l’emportement de Menelas, en disant que le malheur porte souvent les hommes au blasphême ; aussi-tôt & au même endroit vous nous donnez ce beau vers :

La fureur insensée enfante le blasphême.

[...] Helenus, au dire de cette dame, étant prêtre & augure, Hector devoit lui obéir comme à un ministre inspiré du ciel : sur cet avertissement, vous mettez dans la bouche du même Helenus :

Qu’Hector aille à Pergame,

Car c’est un Dieu qui met ce dessein dans mon ame.

Madame Dacier a-t’elle fait remarquer qu’Ajax, indigné contre Achille, ne daigne pas lui adresser le discours, aussi-tôt vous prenez soin de nous en avertir ?

Ajax l’interrompit, & las de ce langage,

Sans s’adresser à lui, murmuroit de l’outrage.

Vôtre Ajax, pressé par les ennemis, dit en se retirant du combat :

Oui, je cede aux mortels désarmé par les Dieux.

C’est aussi Madame Dacier qui vous a fourni la matiere de ce beau vers ; car on lit précisement dans ses remarques, qu’Homere ne fait retirer Ajax de la meslée, que pour le ceder aux dieux, & que même il faut qu’il soit désarmé. [...]

Enfin, Monsieur, il y a tant de conformité entre vôtre poëme & les réflexions de cette illustre commentatrice qu’une dame spirituelle vouloit qu’on le définit & qu’on l’intitula : Remarques de Mme Dacier sur l’Iliade d’Homere, mises en vers par Mr de la Motte Houdart de l’Academie Françoise. [...] (Lettre XIV, p. 341-344).

Homere vengé par L[e] P[oëte] S[ans] F[ard], A Paris, Chez l’auteur, rue Beaurepaire, 1715.

(Le nom de l’auteur - qui est François Gacon (1667-1725) - est remplacé par *** dans le privilège).


6. Les tentatives de conciliation


6.1. Le Père Buffier, Homère en arbitrage

Ami et correspondant de la marquise de Lambert, qui s’emploiera à  réconcilier les deux adversaires, le père Buffier met l’accent non pas sur ce qui sépare Madame Dacier et La Motte, mais sur ce qui les rapproche.

Premiere lettre à Madame ***[7]

Ce qui fut dit, & ce qu’on lût hier chez vous, Madame, m’a renouvellé une pensée qui m’étoit venüe longtems auparavant, sçavoir que pour se déterminer dans la dispute entre M. de la Mothe & Madame Dacier, il faudroit commencer par bien démêler l’état de la question : ayez la bonté, Madame, de juger de mes reflexions sur ce point ; j’auray l’honneur de vous les proposer d’autant plus volontiers, qu’elles contribueront, si je ne me trompe, à rapprocher les deux partis, en montrant qu’ils ne sont pas si opposés qu’on le croit, & peut-être qu’ils le croyent eux-mêmes. (p. 3-4).

Seconde lettre à Madame ***

[...] Les choses fines & délicates que M. de la Mothe vient de publier dans sa réponse à Madame Dacier, font honneur à l’esprit de celui-ci, sans diminuer le merite de celle-ci.

Les choses qu’il vous plaît de me dire, sont ainsi le merite de la personne qui loüe sans faire ou supposer le merite de ce que vous loüez. Cependant, Madame, je présume de plus en plus qu’il n’est pas si difficile de rapprocher les deux partis, en distinguant exactement les articles sur lesquels ils different.

Il se trouve déja, ce me semble, un grand nombre de points où il paroît aujourd’hui que M. de la Mothe convient avec Madame Dacier ; mais on demande encore si les deffauts qu’il a reproché à Homere, ne sont pas de vrais défauts , & comme on pourroit chercher en particulier ces défauts : on demande si ce n’en est pas un d’avoir représenté des dieux qui avilissent l’idée qu’on doit avoir de la divinité, & des heros, qui ne doivent nullement servir de modele aux vrais heros.

Voilà donc, Madame, les deux points qui font un état de question le plus précis, ce me semble, qui puisse être. [...] (p. 26-28).

[Claude Buffier], Homere en arbitrage, Paris, Pierre Prault, 1715.


6.2. L’abbé Fraguier, Réflexions sur les dieux d’Homere, 1715

Ami des époux Dacier, mais aussi de plusieurs Modernes, l’abbé Fraguier n’entre pas dans la polémique. Il s’interroge sur la « théologie » d’Homère.

Dans l’état où sont aujourdhuy les Lettres  parmi nous, il est mal aisé de parler d’autre chose que d’Homére ; & puisqu’on nous réduit à la nécessité de défendre ce que les plus grands génies de tous les siécles, & ceux que nous admirons le plus, ne pouvoient se lasser  d’admirer, & que par nostre institution nous sommes obligez à conserver dans nostre nation, l’amour & le goût des Lettres ; nous devons faire tous nos efforts pour conserver aux grands originaux toute l’estime qui leur est dûë. Et certainement nous sommes dans une pire condition là-dessus, que les sculpteurs ou les architectes ; puisque, personne ne s’estant encore avisé de blâmer les précieux restes de l’antiquité qui sont l’objet de leur admiration & de leurs études, ils ne sont point obligez de se défier de leurs propres jugements, ni d’interrompre leurs études pour apprendre aux hommes que la Vénus de Médicis ou le Colisée sont des chef-d’œuvres chacun en son genre. Au lieu que nous sommes contraints quelquefois de revenir sur nous-mesmes, & de quitter nos occupations, pour apprendre à nostre siécle le mérite d’Homére, qui a esté plus loué en son genre, que ni le Colisée ni la Vénus. [...]

La personne de toute l’Europe qui fait le plus d’honneur à son sexe & à son siécle, l’illustre Madame Dacier, après avoir traduit Homére, vient de mettre à couvert la réputation de ce grand poëte, en réfutant avec force & avec intelligence ceque les nouveaux critiques ont formé d’objections depuis près de cinquante ans. Je n’aurois garde de parler d’Homére après elle, s’il estoit possible, ainsi que je l’ay dit au commencement, de parler d’autre chose que d’Homére ; & si cette Académie n’avoit une obligation particuliere de s’opposer à la contagion du mauvais goût.  (p. 1-2).

[...] Comme les dieux qu’on révéroit de son temps estoient un assemblage d’hommes ou de choses utiles à la vie & à la société, de causes naturelles, d’élements, à quoy l’on avoit attaché une idée confuse de divinité, aussi quand on veut revenir au vray, il faut faire attention à toutes ces choses. C’est l’affaire des interprétes & de ceux qui creusent les fables. Le poëte ne répond de rien, & pourvû qu’il n’attribuë à ses dieux que des choses conformes à l’idée que luy fournit la théologie payenne, il ne péche point contre son art.

Or qu’Homére ait suivi les visions des hommes de son temps que les dieux, qu’il n’en soit pas le pere, mais le peintre, c’est une choses claire par elle-mesme, prouvée par la conformité d’Homére avec Hésiode sur la théologie ; & par les raisons qui prouvent qu’Homére dans les autres choses a suivi les usages établis. Je dis que cela est clair par soy-mesme ; parce qu’autrement Homére n’auroit esté entendu de personne. Ainsi dans tous ses éccrits il n’établit pas un systeme de théologie, mais il le suppose établi.

Mémoires de litterature, tirez des registres de l’Académie royale des Inscriptions & Belles Lettres, t. III, 18 de juin 1715.


6.3. Etienne Fourmont, Examen pacifique, 1716

Malgré un titre prometteur, l’ouvrage d’Etienne Fourmont n’arrive pas à tenir la balance égale entre Houdar de La Motte et Madame Dacier. Il soutient « la mère de l’Iliade » et accable La Motte.

Je devrois, ce me semble icy avec Virgile, invoquer la muse Erato : cette Muse dont le nom est un presage de la paix, pour juger & terminer une querelle si vive & si échauffée ; il s’agit de rendre la justice à qui elle est dûe, ou de donner gain de cause à Madame Dacier, ou à Monsieur de la Motte.

Nunc age qui reges Erato , &c.

Expediam, & primae revocabo exordia pugnae[8].

Pour cela il y auroit une infinité de questions à examiner, mais nous les réduirons à trois.

La premiere, que doit-on penser de la dispute sur la preference entre les anciens & les modernes ? de cette question dépendent absolument toutes les autres dans ces matieres, nous ne la traiterons icy qu’en general.

La seconde, les objections de M. de la M. contre l’Iliade sont-elles aussi fortes qu’il les a crûës ? & Madame Dacier répond-elle par tout ? C’est un second pas qu’il nous faut faire, sans quoy le plus grand de tous les poëtes, selon presque tous les auteurs, demeureroit fletri pour jamais, seroit censé indigne de l’attention du premier ignorant & plein d’absurditez & de bevëues les plus grossieres.

La troisiéme enfin, Dans quel rang doit-on conserver l’ancienne Iliade ? le Clovis, le Saint-Louis, le nouveau poëme françois lui sont-ils aussi superieurs que prétend M. de la M. ? Voilà à peu prés le plan de cette troisième partie : j’ay donc raison de dire,

Major rerum nascitur ordo,

Majus opus moveo[9]. (p. 11-13).

[...]

7. Comme une bonne partie de cet ouvrage tourne à la gloire de cette illustre sçavante, elle  me permettra bien icy quelques petites réfléxions : Je dis que sa traduction, quoi qu’infiniment belle, & presque par tout plus belle que les vers de la nouvelle Iliade, n’est cependant pas de la derniere exactitude. (p. 156).

[...] me niera-t’on que M. de la Motte ait répandu sur toute son Iliade un certain air d’opera, des manieres doucereuses, des pointes qui en ostent toute la gravité ?

Le Ciel par tant de maux[10] demande Chryseide ;

D’un partage si doux veux-tu priver Atride ?

Car enfin à tes yeux je ne m’en cache plus,

Mes feux pour ma captive ont fondé mes refus.

Je l’aime...

......

Il remet à regret l’aimable Chryseide,

Et nomme en soupirant Ulysse pour son guide.

Ces soupirs, ces douceurs sont ridicules, il s’agit d’une peste qui fait perir toute une armée dans un pays ennemi, & l’on nous vient parler d’amourettes ; cela n’est point à sa place : cependant cet esprit regne par tout. (p. 312-313).

[Etienne] Fourmont, Examen pacifique de la Querelle de Madame Dacier et de Monsieur de La Motte sur Homere. Avec un traité sur le poëme épique et la critique des deux Iliades et de plusieurs autres poëmes, Paris, Jacques Rollin, 1716.


6.4. L'Abbé Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, 1719

S’il ne fallait retenir qu’un seul parmi les nombreux ouvrages inspirés par la Querelle d’Homère, ce serait celui-là. L’abbé Dubos ne s’y révèle pas seulement comme « le rénovateur de la critique au XVIIIe siècle »,  il y fonde une nouvelle branche du savoir,  l’esthétique.  Il défend avec force l’idée de la relativité du goût et affirme la primauté du sentiment sur les règles pour juger d’une œuvre d’art.

Nous avons vû blâmer Homere d’avoir décrit avec goût les jardins du roi Alcinous, semblables, disoit-on, à celui d’un bon vigneron des environs de Paris. Mais supposé que cela fut vrai, imaginer un jardin merveilleux, c’est la tâche de l’architecte. Le faire planter à grands frais, c’est, si l’on veut, le mérite du prince. La profession du poëte est de bien décrire ceux que les hommes de son temps sçavent faire. Homere est un aussi grand artisan dans la description qu’il fait des jardins d’Alcinous, que s’il avoit fait la description de ceux de Versailles.

Après avoir reproché aux poëtes anciens d’avoir rempli leurs vers d’objets communs & d’images sans noblesse, on se croit encore fort moderé quand on veut bien rejetter la faute qu’ils n’ont pas commise, sur le siecle où ils ont vécu, & les plaindre d’être venus en des temps grossiers.

La maniere dont nous vivons avec nos chevaux, s’il est permis de parler ainsi, nous révolte contre les discours que les poëtes leur font adresser par des hommes. Nous ne sçaurions souffrir que le maître leur parle à peu près comme un chasseur parle à son chien couchant. Mais ces discours étoient convenables dans l’Iliade écrite pour être lûe par des peuples chez qui le cheval étoit en quelque façon un animal commensal de son maître. Ces discours devoient plaire à des gens qui supposoient dans les animaux un dégré de connoissance que nous ne leur accordons pas, & qui plusieurs fois en avoient tenu de pareils à leurs chevaux. Si l’opinion qui donne aux bêtes une raison presque humaine est fausse ou non, ce n’est point l’affaire du poëte. Un poëte n’est pas fait pour purger son siecle des erreurs de physique. Sa tâche est de faire des peintures fidelles des mœurs & des usages de son païs, pour rendre son imitation la plus approchante du vraisemblable qu’il lui est possible. Homere, par cet endroit-là même qui l’a fait blâmer ici, plairoit encore à plusieurs peuples de l’Asie & de l’Afrique, qui n’ont point changé la maniere ancienne de gouverner leurs chevaux, non plus que d’autres usages.

Voici ce que dit Boesbeck, ambassadeur de l’empereur Ferdinand I. auprès du Grand Seigneur Soliman II. sur la maniere dont on traite les chevaux en Bithynie, païs très-voisin des colonies grecques de l’Asie, & contrée limitrophe de la Phrygie, où étoit la patrie de cet Hector qu’on voudroit interdire pour avoir parlé aux siens.

J’observai dans la Bithynie que tout le monde, & même les paisans y traitent leurs poulains avec humanité, qu’ils les caressent comme on fait les enfans lorsqu’ils veulent leur faire faire quelque chose, & qu’ils leur laissent la liberté d’aller & de venir par toute la maison. Volontiers ils les feroient mettre à table avec eux. Les palfreniers gouvernent les chevaux avec la même douceur. C’est en les flattant, c’est presque en les haranguant qu’ils les conduisent, & jamais ils ne les battent jusqu’à l’extrémité. Aussi les chevaux se prennent-ils d’amitié pour les hommes, & il est très-rare d’en trouver qui ruent ou qui soient vicieux en aucune maniere. [...]

[Jean-Baptiste Dubos], Reflexions critiques sur la poesie et sur la peinture. Seconde édition revuë, corrigée & considerablement augmentée.

Paris, Pierre-Jean Mariette, 1733 (Seconde partie. Section XXXVII, p. 546-548).


7. Un adversaire inattendu


7.1. Le Père Hardouin, Apologie d’Homère, 1716

Pour le Père Hardouin, qui avait participé, comme Anne Le Fèvre, à la collection in usum Delphini, le sujet de l’Iliade n’est pas la colère d’Achille, mais la fondation d’une nouvelle Troie en Italie, et tous les épisodes de cette épopée doivent avoir une interprétation allégorique.

Premiere partie  Le veritable dessein d’Homere

Dans la contestation qui partage aujourd’hui les sentimens sur le mérite d’Homere, je suis persuadé que ceux qui blasment ce poëte, le défigurent ; ce qui les empesche de le bien connoitre : mais je suis aussi bien peu satisfait de ce qu’on a écrit pour le défendre. J’ay toujours regardé l’Iliade, comme le chef-d’œuvre le plus ingenieux de l’esprit humain en ce genre là. Je ne dis pas absolument qu’il soit sans défauts ; je dis seulement que je n’ay pas assez de lumiere pour les reconnoistre. [...] Mais je remarque aussi, que quelques-uns de ceux qui l’exaltent, le font avec excés. (p. 1-2).

[...] J’entreprens donc ici de justifier Homere par de bonnes preuves, principalement sur la perfection essentielle du poëme, qui est le dessein : dessein, qui n’a pas esté encore apperceu par aucun des deux partis. D’où il est arrivé que ni l’un ni l’autre n’a pu juger veritablement de la qualité, ni de la conduite du poëme. Il est absolument faux qu’il n’y a dans l’Iliade nul dessein, nulle ordonnance. On a esté fort partagé à la verité sur le dessein de l’Iliade : mais de tous ceux qui ont écrit sur la poësie, pas un n’a cru qu’il n’y en eut pas. [...] (p. 5-6).

Quel est donc le dessein d’Homere ? Quel est son principal objet ? Le voici. C’est la destruction entiere de la maison de Priam, maison criminelle, et maudite ou abandonnée des dieux. [...] Destruction commencée par la mort d’Hector, qui étoit l’unique soutien de cette maison ; & prédite par Neptune, quant au reste de cette branche infortunée. Et en mesme tems c’est le transport de la couronne de Troye dans la branche collaterale, & dans la personne d’Enée, lequel en restoit seul ; & qui étoit un prince pieux, brave & chéri des dieux, φῖλος ἀθανάτοισι θέοισιν. Cela posé, on rend aisément raison de tous les épisodes [...] (p. 11-12).

Seconde partie  Les Dieux de l’Iliade, ou la Theomythologie d’Homere

Les dieux de l’Iliade ne sont rien moins que ce qu’on en pense ordinairement. Il faut faire voir par l’usage constant d’Homere, que ces dieux ne sont pas des substances animées ni intellectuelles ; non plus que la Nature ou le Destin, d’où ils sortent, selon lui. Dans toute l’Iliade il ne paroist pas le moindre vestige d’esprits ; soit de l’Esprit infini, anterieur d’une éternité de siecles à tout l’univers, & sa cause efficiente extrinseque, qui est le vrai Dieu ; soit des esprits que nous appelons anges ou démons. Les divinitez de l’Iliade ne sont presque que les vertus & les bonnes qualitez, que la Nature, disoient-ils, donne aux hommes, & principalement aux héros : comme la beauté, la noblesse, la force, la grandeur d’ame, la fidelité conjugale, la politesse & l’affabilité, l’esprit guerrier, la prudence, l’adresse ou l’industrie, l’amour du gain ; les arts mesme, comme la musique & la navigation. Ce sont, dis-je, toutes ces qualitez, que le poëte personnifie & anime [...]. (p. 53-54).

Apologie d’Homere, Où l’on explique le veritable dessein de son Iliade,

& sa Theomythologie. Par le P. Hardoüin, de la Compagnie de Jesus,

Paris, Rigaud, 1716.


7.2. La réponse de Madame Dacier : Homere défendu, 1716

Madame Dacier dénonce, avec une ironie amère, cette attaque d’Homère déguisée sous le titre trompeur d’Apologie, puis raille la fertilité de l’imagination du Père Hardouin.

Je me confirme tous les jours de plus en plus dans le sentiment où mon pere m’a élevée, que la bonne critique est celle qui donne dans le sens commun de tous les hommes, & que la fausse est celle qui heurte le sens commun, & qui dédaignant les routes battuës, et méprisant les opinions les plus generalement reçuës, ne cherche que la nouveauté & la singularité. L’ouvrage que le R. P. Hardoüin vient de nous donner en est une nouvelle preuve ; on ne conçoit pas comment un si sçavant homme a donné dans des opinions si étonnantes. [...] que  tous les efforts du Pere Hardoüin n’ont pû donner à son opinion la moindre apparence de vie, & que bien loin d’y trouver la verité, on n’y découvre pas la moindre ombre de vraisemblance. C’est ce que j’espere de prouver d’une maniere si sensible, que le R. P. lui-même en sentira la verité. Cette réponse sera une suite de mon traité des Causes de la corruption du goût [...]. (p. 1-2 ; 3-4).

Je suis tres-fâchée d’avoir à combattre un homme comme le P. Hardoüin, si estimable par ses mœurs, par son grand sçavoir, & par cette tête forte capable de fournir aux plus longs & aux plus penibles travaux. Je respecte sa réputation, & encore plus son caractere, & j’honore sa Compagnie, qui a produit des tres-sçavans hommes en tout genre d’érudition, & dans laquelle mon pere, M. Dacier & moi avons toûjours eu des amis d’un fort grand mérite ; mais il traite trop mal Homere, & il m’attaque sans aucun ménagement. Veritablement il ne me nomme pas, mais c’est pour n’être² pas obligé de dire à une femme une politesse, qu’elle ne mérite point, & il m’a tellement designée, qu’il ne m’est pas permis de dissimuler. Je ne suis pas son exemple, je le nomme pour avoir lieu de lui donner les éloges qui lui sont dûs. Il ne peut pas trouver mauvais que je défende Homere, & que je repousse les insultes  qu’il me fait si injustement [...] (p. 4-6).

[..] & je fais cette réponse avec d’autant moins de scrupule, qu’elle ne sçauroit détruire la réputation du R. P. Quand je lui ôterai le mérite d’avoir entendu Homere & penetré l’art de la poësie, je ne lui ôterai presque rien : il lui reste des richesses infinies ; au lieu que moi, si le R. P. m’avoit ravi le médiocre avantage d’avoir passablement traduit & expliqué ce poëte, & démêlé l’art du poëme, je n’aurois plus rien ; c’est la seule petite brebis que je possede, je l’ai nourrie avec soin, elle mange de mon pain & boit dans ma coupe, seroit-il juste qu’un homme si riche vînt me la ravir ? (p. 10-11).

[Les amours de Vénus et de Mars]

Le grec dit franchement : Allons dormir ensemble : Vulcain n’est point icy, il vient de partir pour Lemnos ; Venus, aussi amoureuse que luy, consentit à sa passion ; ils se couchèrent, & Mars joüit des faveurs de la déesse, & deshonora la couche de son mary. Voilà des expressions assez fortes, & une action assez marquée. Cependant le R. P. ne voit rien là contre la pudeur, il ne soupçonne pas la moindre corruption : Homere ne dit point que ce soit un adultere, ou que Mars ait corrompu Venus. Il est vray que le mot d’adultere n’y est pas, mais on s’en peut passer asseurément, la chose parle assez d’elle-même, l’image est assez vive, & je ne croy pas qu’aujourd’huy on en demandât davantage en justice pour ordonner une bonne separation. Selon le R. P. il n’y a pourtant là rien d’indécent, & voicy son explication, qui est tres-divertissante : Mars, c’est-à-dire, l’esprit guerrier, & Venus, c’est la ville de Troye, qui soûtenoit les amours de Pâris. Ils resolurent de se joindre dans la maison de Vulcain & de soüiller sa couche, c’est-à-dire, de se servir des armes qu’on gardoit dans l’arsenal. Qui s’en seroit jamais douté ! (p. 143-145).

[Thétis embaume le corps de Patrocle]

Dans le XX. Liv. Homere dit, que Thetis prit d’une ambroisie merveilleuse & d’un nectar rouge, & que des ses belles mains elle les versa goutte à goutte dans les blessures de Patrocle pour conserver son corps, & pour en éloigner la corruption. Dans ma remarque page 489. je croyois avoir assez bien expliqué cette fiction si poëtique ; mais le R. P. me fait bien voir mon peu d’esprit. Il luy semble que cela veut dire que les mariniers lui seringuerent du vin rouge par les narines pour luy conserver la couleur du visage. N’est-ce pas là un bon preservatif ? Du vin rouge seringué dans les narines d’un mort pour luy conserver la couleur du visage ! Mais ce vin seringué dans les narines empêchoit-il la corruption que les blessures pouvoient produire dans le reste du corps ? (p. 158-159).

Madame Dacier, Homere défendu contre l’Apologie du R. P. Hardouin, ou Suite des causes de la corruption du goût,

Paris, Jean Baptiste Coignard, 1716.


8. Quelques fictions inspirées par la Querelle d’Homère


8.1. Le récit d’un voyage imaginaire : Le Voyage du Parnasse, 1716

Le chevalier de Limojon de Saint-Didier défend Homère et Madame Dacier dans une satire littéraire où défilent les partisans et adversaires de La Motte ainsi que Ronsard, Despréaux, etc. Cette fiction romanesque est suivie d’une tragi-comédie, L’Iliade, dont le sujet est l’impression de la nouvelle Iliade de La Motte.

[...]

La Motte étoit venu chercher Ronsard & ses contemporains pour les mettre de son parti, se flattant de les gagner, particulierement Ronsard, tout devoüé qu’il étoit aux Anciens, fondé sur certain rapport qu’on l’avoit assûré d’avoir avec ce vieux auteur. [...]

Ronsard lui répondit ainsi : Mon fils, tes Odes m’avoient fait concevoir beaucoup d’esperance.  Je crus que les Destins amis t’avoient enfin envoyé pour retirer ma gloire du tombeau. Je trouvois en toi un digne imitateur de cette rudesse & de cette obscurité qu’on me reproche & qui n’est autre chose que cette nerveuse majesté & ce faste pompeux que demande ce genre de poësie. En effet, à part l’invention & le feu que tu n’as pas, & cette affluence de pointes que tu as de trop, il ne te manquoit pour me ressembler en tout le reste que d’employer les termes de Charites d’Homere, de guerriere Cassandre, de Dolope soudart, d’ecumiere fille & d’archerot vainqueur. Mais helas ! dans le tems que je me flatois que tu tâchois d’acquerir  par la lecture des Anciens de si belles connoissances, tu t’éleves contre Homere, cruel ! & tu oses esperer mon secours, moi qui aimai si fort à montrer l’amour que j’avois pour les Grecs & particulierement pour Homere. Aujourd’hui que je connois encore mieux combien il est grand & combien je l’aurois été moi-même si j’avois bien sçu l’imiter, aujourd’hui je pourrois le trahir, & tu m’as cru capable de cette lâcheté ? Va, je te renonce pour mon disciple, & si tu ne chantes pas bientôt la palinodie à la face du Parnasse, puissent les Muses outrées de colere t’aveugler entierement & les nouveaux poëtes t’apeller Tamiris[11] le Parisien.

[Ignace-François de Limojon de Saint-Didier], Le Voyage du Parnasse, Rotterdam, Fritsch & Bohm, 1716, livre IV, p. 82-83 et 84-85.

8.2. Le théâtre de la foire

La polémique n’a pas seulement agité les milieux littéraires. Elle a aussi été portée devant le public populaire.

Arlequin defenseur d’Homere

Piéce d’un Acte.

Par Monsieur F***.

Representée à la Foire de Saint-Laurent 1715.

Cette piéce a été composée à l’occasion de la fameuse querelle qu’il y avoit dans ce tems-là entre les auteurs au sujet d’Homere.


SCENE VII

Le Bailly, Pierrot, Scaramouche, Arlequin, en pédant avec un chapeau en pain de sucre.

ARLEQUIN, au Bailly

Air 2 (Quand je tiens ce jus d’octobre)

Je viens ici tenir école,

Bailly, si vous le voulez bien.

Et je vous donne ma parole

Que j’y veux enseigner pour rien.

Le BAILLY

Cela est trop genereux.

ARLEQUIN

Le plaisir de faire des savans me tien lieu de récompense.

Air 10 (Mon pere, je viens devant vous)

On me nomme Bouquinidés.

Je suis le defenseur d’Homere.

J’eus pour pere Charitidés,

Et la langue grecque est ma mere.

Le BAILLY

Vous êtes savant jusqu’aux dents.

ARLEQUIN

Cent mille plats en sont garants.

Le BAILLY, à part

Ce drôle-ci me paroît affamé.

(à Pierrot)

Pierrot, tenez-vous dans la cuisine.

ARLEQUIN

Air 145 (Vivent les gueux)

A l’instar de Dom Quichote

bis. Je cours les champs ;

Pour la beauté d’Aristote

bis. Je bats les gens.

Je fais dire aux passans suspects :

Vivent les Grecs.

Allons, Monsieur le Bailly, chapeau bas.

Dites : Vivent les Grecs.

Le BAILLY ôte son chapeau & chante plusieurs fois avec Arlequin, qui l’y force :

Vivent les Grecs.

ARLEQUIN

Air 95 (Quand on a prononcé ce malheureux Oui)

Le Parnasse est troublé par des guerres cruelles,

Dans le sein des caffez, dans le fond des ruelles,

Colets contre colets, rimeurs contre rimeurs,

Combatent folement pour le choix des auteurs.

Le BAILLY

Air 20 (Du Cap de Bonne-esperance)

Il faudroit, sans plaidoirie,

Accommoder ce procès.

ARLEQUIN

Quel conseil ! Quelle infamie !

O tempora ! O mores !

Le BAILLY

Votre Homere a-t-il des titres ?

Que ne prend-il des arbitres ?

ARLEQUIN

Homere en arbitrage ! Fi !

Apprenez que les savans

Sont pires que des Normans.

Ils veulent être juges & parties.

(il appelle ses eleves)

Ty, tay, Parasiton, Gueulardés, Tapemodernos.  Apportez ma bibliotéque.


SCENE VIII

[...]

ARLEQUIN

Oui, mon fils & ma fille ;

Oui, tout, jusqu’à mon chat,

Chante dans ma famille :

Charmant grec mes amours,

Je t’aimerai toujours.

Allons, chorus.

ARLEQUIN, & les trois pedans

Charmant grec mes amours,

Je t’aimerai toujours.

ARLEQUIN, enthousiasmé

Air 4 (Comme un coucou que l’amour presse)

Chers Anciens, votre lecture

Est le charme de mes ennuis ;

Je vous aime, autant, je le jure,

Que si je vous avois traduits.

(Aux pedans)

Air 2 (Quand je tiens ce jus d’octobre)

De l’Iliade qu’on revere

Donnez le livre savoureux.

Les pedans apportent à genoux le livre d’Homere dans une cassette de la Chine. Arlequin tire le livre qu’il embrasse & léche, en disant :

Quel plaisir d’embrasser Homere !

Le BAILLY

Je crois qu’il en est amoureux.

ARLEQUIN, faisant baiser Homere au Bailly.

Allons, baisez Homere en godinette.

Le BAILLY, repoussant Arlequin.

Je vous demande pardon, Monsieur Bouquinidés. Je ne sais pas le grec.

ARLEQUIN, baisant encore le livre.

Ah ! Quelle volupté !

Le BAILLY, regardant Angelique, & voulant aller voir ce qu’elle lit.

Air 13 (Joconde)

Quel auteur l’attache ?

ARLEQUIN, le retenant.

Tout doux.

Il n’est fait que pour elle ;

Ce livre n’est pas bon pour vous.

Le BAILLY, riant.

C’est quelque bagatelle.

ARLEQUIN, lui montrant, pour l’amuser, Seneque & Ciceron dans le cabinet des Anciens.

Que Seneque est doux et mignon

Dans ses œuvres galantes !

Les Oraisons de Ciceron

Sont bien édifiantes.

ANGELIQUE, soupirant pendant que Leandre lui baise la main.

Hélas !

Le BAILLY

Air 5 (Quand le peril est agréable)

Malepeste ! Quel soupir tendre !

Ma fille lit quelque roman.

ARLEQUIN

Elle le prendra surement

Par où l’on doit le prendre.

Il tire le Bailly par la manche ; & pour détourner son attention de sa fille, il lui dit :

Air 26 (Talalerire)

Voulez-vous apprendre les causes

De la corruption du goût ?

C’est que, sans trop peser les doses,

On met de l’épice partout :

Sans sel pourtant on fait écrire.

Talaleri, talaleri, talalerire.

Le BAILLY, sur le ton des deux derniers vers.

Vous tombez, je crois, en délire.

Talaleri, talaleri, talalerire.

ARLEQUIN, entrant en fureur.

Savans, aux armes, aux armes. Je vois nos ennemis.

[...]

[Louis Fuzelier], Arlequin défenseur d’Homere, 1715, dans Le Theatre de la Foire,

ou l’Opera comique, contenant les meilleures Pieces qui ont été présentées

aux Foires de S. Germain & de S. Laurent.

Enrichies d’Estampes [...]. Enrichies, revües, & corrigées. Par Mrs. Le Sage & D’Orneval,

Tome II, Paris, Etienne Ganeau, 1721, p. 25-28 et 31-34.


8.3. Montesquieu, Lettres persanes, 1721

Usbek se dit choqué par la futilité de la dispute et, plus encore, par la vivacité de la querelle : le regard « persan » permet une distanciation qui mène à la satire.

LETTRE XXXIV.

Usbek à Rhédi. A Venise.

Le caffé est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons, on dit des nouvelles ; dans l’autre, on jouë aux échets : il y en a une où l’on aprête le caffé  de telle manière, qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent : au moins de tous ceux qui en sortent, il n’y a personne qui ne croye qu’il en a quatre fois plus, que lorsqu’il y est entré.

Mais ce qui me choque de ces beaux esprits ; c’est qu’ils ne se rendent pas utiles à leur patrie, & qu’ils amusent leurs talens à des choses pueriles : par exemple, lorsque j’arrivai à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince, qui se puisse imaginer ; il s’agissoit de la réputation d’un vieux poëte grec, dont depuis deux mille ans on ignore la patrie aussi bien que le tems de sa mort. Les deux parties avoüoient que c’étoit un poëte excellent ; il n’étoit question que du plus ou du moins de merite, qu’il falloit lui attribuer. Chacun en vouloit donner le taux ; mais parmi ces distributeurs de reputation, les uns faisoient meilleur poids que les autres ; voilà la querelle : elle étoit bien vive ; car on se disoit cordialement de part & d’autre des injures si grossieres ; on faisoit des plaisanteries si ameres, que je n’admirois pas moins la maniere de disputer, que le sujet de la dispute. Si quelqu’un, disois-je en moi-même, étoit assez étourdi pour aller devant un de ces défenseurs du poëte grec, attaquer la réputation de quelque honnête citoyen, il ne seroit pas mal relevé ; & je crois que ce zele si délicat sur la réputation des morts, s’embraseroit d’une bonne maniere pour défendre celle des vivans ; mais quoiqu’il en soit, ajoûtois-je, Dieu me garde de m’attirer jamais l’inimitié des censeurs de ce poëte, que le séjour de deux mille ans dans le tombeau, n’a pû garantir d’une haine si implacable : ils frappent à present des coups en l’air ; mais que seroit-ce si leur fureur étoit animée par la presence d’un ennemi ?

Ceux dont je te viens de parler, disputent en langue vulgaire, & il faut les distinguer d’une autre sorte de disputeurs, qui se servent d’une langue barbare, qui semble ajoûter quelque chose  à la fureur, & à l’opiniâtreté des combattans ; il y a des quartiers où l’on voit comme une mêlée noire & épaisse de  ces sortes de gens ; ils se nourrissent de distinctions, ils vivent de raisonnements obscurs, & de fausses consequences ; ce métier où l’on devroit mourir de faim, ne laisse pas de rendre : on a vû une nation entiere chassée de son païs, traverser les mers pour s’établir en France, n’emportant avec elle pour parer aux necessités de la vie, qu’un redoutable talent pour la dispute. Adieu.

A Paris le dernier de la lune de Zilhagé 1713.

[Montesquieu], Lettres persanes. Nouvelle édition, revûë, corrigée & augmentée

de nouvelles lettres d’une Turque à Paris, écrites à sa sœur au serrail,

Amsterdam, Pierre Mortier, 1731, tome I, p. 141-144.


9. La Querelle d’Homère sous le regard d’un étranger : l'Abbé Conti, « Al Signor Marchese Maffei » (vers 1722)

Dans une lettre au marquis Scipione Maffei, son ami, l’abbé vénitien Antonio Conti (1677-1749) porte sur la Querelle le regard perspicace, souvent sévère, parfois navré, d’un helléniste doublé d’un grand  francophile.  Reçu dans les meilleurs salons parisiens entre 1713 et 1715, il fut témoin de la confusion des polémiques. Sa lettre fut rédigée au cours d’un séjour ultérieur.

[...]

Quand je suis venu à Paris la premiere fois, on disputoit avec la même ardeur sur l’Iliade d’Homere que sur la Constitution de Clement XI. Les partisans des anciens & des modernes étoient aux mains, & je comparois volontiers leurs disputes aux combats des Troyens & des Grecs, qui à la prise de Troye se battoient dans les tenebres sans se connoitre, & sans sçavoir où ils alloient, ni ce qu’ils cherchoient. En effet n’ont-ils pas disputè sans la connoissance du grec, sans regle fixe de poësie, & sans avoir aucun égard aux moeurs des siecles & à l’histoire litteraire ?

Après plusieurs disputes, M. l’abbè de St. Pierre auteur du projet de paix perpetuelle en Europe, declara au public par une feuille volante, qu’on ne pretendoit pas attaquer Homere lui même, mais l’Homere de Mad. Dacier. Que ne dit-il pas par là ? [...] (p. CXIX).

Soit donc par defaut de nature, ou par l’usage de la philosophie, il est certain que M. de la Motte, & M. Fontenelle, & leurs partisans n’ont point de goût. De là vient qu’ils ont introduit dans les belles lettres l’esprit & la methode  de M. Des-cartes, & qu’ils jugent de la poësie & de l’eloquence independemment des oreilles & des passions, comme on juge des corps independemment des qualitès sensibles. De là vient aussi qu’ils confondent le progrès de la philosophie avec celui des arts. Les modernes, dit l’abbé Terrasson, sont plus grands geometres que les anciens : donc ils sont plus grands orateurs & plus grands poëtes. Voilà le principe dominant de la preface de sa Dissertation critique d’Homere, où il a developpé avec esprit le systeme de M. Fontenelle à l’egard du progrès de l’esprit humain. Quel systême ! Les grands peintres & les grands poëtes ont fleuri en Italie dans le seizieme siecle ; les grands mathematiciens & les grands philosophes dans le 17. Comment donc inferer le progrès des uns du progrès des autres ? [...] p. CXX).

Voilà comment on juge d’Homere. Mais comment M. de la Motte en peut-il juger, ne l’ayant lû que dans la traduction, qui defigure toujours les images & leur ôte la coleur & les  agremens ? Se fieroit-on à un homme qui jugeroit du plus beau tableau de Raphael par la plus mauvaise estampe du monde ? [...] (p. CXXI).

Prose e Poesie del Signor Abate Antonio Conti Patrizio Veneto.

Tomo secundo, e postumo.

In Venezia, Presso Giambatista Pasquali, 1756.


[1] Pour charmer son époux, Junon demande à Venus sa ceinture

[2] Il va naître quelque chose de plus grand encore que l’Iliade (Properce, Elégies II,  XXXIV, v. 66).

[3] Il ne m’appartient pas de trancher entre vous dans de si grands débats. Tous deux vous méritez la génisse (Virgile, IIIe Bucolique, v. 108-109).

[4] La vigne embellit les arbres ; les grappes, la vigne ; les taureaux, les troupeaux ; les moissons, une fertile campagne ; ainsi, [Daphnis], tu es toute la parure des tiens. (Virgile, Ve Bucolique, v. 32-34).

[5] ou L’Iliade travestie. Marivaux publiera aussi un Télémaque travesti en prose (1726).

[6] Jean Boivin cite les arguments de La Motte pour les réfuter.

[7] La marquise de Lambert.

[8] Virgile, Enéide, VII, v. 40 : Et maintenant, Erato, quels étaient les rois, etc. je l’exposerai et remettrai en mémoire l’origine de leurs premiers combats (traduction d’A. Bellessort, « Les Belles Lettres », 1948).

[9] Virgile, Enéide, VII, v. 44 : Plus mon sujet s’élargit, plus grandit mon entreprise (traduction d’A. Bellessort, ibid.).

[10] Citation inexacte : La Motte avait écrit « par tant de morts ».

[11] Poète légendaire de Thrace, aveuglé par les Muses, qu’il avait osé défier.