Jugements, éloges, critiques
Pierre Bayle, 1684
Nous avons parlé souvent de Mlle le Févre dans les Nouvelles de ce mois, sans sçavoir qu’elle a perdu ce nom-là depuis plus d’un an par son mariage avec M. Dacier, qu’elle vient même de rendre père d’un garçon. Nous avons appris ces deux circonstances en même temps, & ce n’est que d’aujourd’huy que nous les avons apprises. De sorte que l’impression étant déja faite, il a fallu laisser les noms comme ils sont, & attendre à une autre fois à nous servir du titre de Madame Dacier. Il est plus surprenant que l’auteur de la nouvelle version d’Anacreon n’ait point sçu ce mariage, qu’il ne l’est que nous ne l’ayons point sçû plûtôt dans les pays étrangers. Le voyage que M. & Madame Dacier firent à Castres, la patrie du mari, peu aprés les nôces, & le sejour qu’ils y font encore, ont pu faire ignorer leur changement de condition à cet auteur-là. Outre qu’entre auteurs on ne se regarde pas tant comme mariez, ou comme peres, que comme faisant des livres. La République des Lettres n’entre point dans les mariages, ni dans les accouchemens, ce sont des choses qui ne lui servent de rien, ainsi les nouvellistes de cet Etat-là n’en sont pas ponctuellement informez. Que, dis-je, elles ne lui servent de rien, je devois dire qu’elles lui sont préjudiciables, car il est rare de voir des Tiraqueaux[1] qui se signalent également par le grand nombre de leurs productions spirituelles & de leurs productions corporelles. Les deux personnes dont nous parlons ici ont châcune tant de sçavoir, & tant d’amour pour les belles lettres, qu’elles feront une exception à la régle générale. Leur mariage leur fera produire apparemment plus de livres encore qu’ils n’en produisoient, bien loin d’arrêter leur méditation, & leur plume.
Pierre Bayle, Nouvelles de la République des lettres,
novembre 1684, p. 428-429.
Gilles Ménage, 1690
« Quarum Historiam cum scribere mihi visum esset, eam tibi, ANNA FABRA DACERIA, feminarum, quot sunt, quot fuere, doctissima, inscribere mihi visum est : ut exstaret & hoc monumentum observantiae erga te meae / Quand je décidai d’écrire l’Histoire de ces femmes, c’est à toi, ANNE LE FEVRE DACIER, qui es la plus savante de toutes les femmes qui soit et qui fût jamais, que j’ai jugé bon de la dédier, comme un nouveau témoignage de mon estime pour toi ».
Dédicace, par Gilles Ménage, de son Historia mulierum philosopharum / Histoire des femmes philosophes à Madame Dacier,
Lyon, chez Anisson, J. Posuel et Cl. Rigaud, 1690.
Mary Astell, 1694
Souvenez-vous, je vous en prie, des femmes célèbres d’antan, des Orinda[2] d’il y a peu et plus récemment encore des Dacier (entre autres), et rougissez à la pensée de ce qu’on dit d’elles aujourd’hui et de ce qu’on en dira demain, tandis que vous-même, quelle que soit votre superbe, finirez dans le silence et l’oubli (p. 71).
Puisque la plupart des femmes de condition comprennent la langue française, il me semble qu’elles feraient bien de l’améliorer, comme le font les dames de France, à ce qu’on m’a dit, par l’étude de la philosophie de Descartes, de Malebranche et d’autres, plutôt que par la lecture de récits et de romans légers. Il est étrange que nous soyons si soucieuses d’imiter leurs modes et leurs toilettes, et pourtant sourdes à ce qui mérite d’être imité chez elles ! Et pourquoi ne serait-il pas aussi élégant de comprendre la philosophie française que d’être vêtues à la mode française ? Que la célèbre Madame Dacier, entre autres, et chez nous l’incomparable Orinda suscitent donc l’émulation des dames anglaises. (p. 86).
Mary Aslett, Proposition sérieuse aux dames de qualité en vue de l’avancement de leur véritable intérêt,
traduction procurée par Patricia Springborg, Broadview Press, 2002, p. 71.
Titre original : A Serious Proposal to the Ladies for the Advancement
of their True ans Greatest Interest. By a Lover of her Sex
Pierre Bayle, 1697
(D) Sa passion amoureuse s’étendoit sur les personnes mêmes de son sexe.] On ne sçauroit blâmer la charité de Mademoiselle le Fèvre [dans La Vie de Sapho], qui a tâché, pour l’honneur de Sappho, de rendre le fait incertain ; mais je la crois trop raisonnable pour se fâcher que nous en croyions nos propres yeux. L’ode que Longin a rapportée n’est point du style d’une amie qui écrit à une amie ; tout y sent l’amour de concupiscence : sans cela Longin, cet habile connoisseur, ne l’eût pas donnée comme un modéle de l’art avec lequel les grands maîtres peignent les choses ; il n’eût pas, dis-je, donné comme un exemple de cet art la maniere dont on ramasse dans cette ode les symptômes de la fureur amoureuse [...].
Fortifions tout ceci par le témoignage d’un bel esprit, qui n’a point cru que la complaisance pour Mademoiselle le Fevre dût aller jusques à l’approbation de la peine qu’elle a prise en faveur de Sappho.
Dictionnaire historique et critique, troisième édition,
Rotterdam, Michel Bohm, 1720, article « Sappho », p. 2532-2535.
Houdar de La Motte, 1715
Je luy [à Madame Dacier] ay rendu dans mes Odes un hommage public que je confirme encor avec plaisir. Le compliment que je luy ay fait étoit fondé sur une estime très réelle ; l’érudition estimable dans les hommes, l’est encor plus dans une femme, par sa rareté. Il faut avoüer que Made d’Acier l’a portée à un haut point ; elle en a servi utilement son siecle par un grand nombre de traductions fidelles ; et puisque je ne sçay point le grec, je suis du nombre de ceux qui luy ont là-dessus le plus d’obligation.
[Antoine Houdar] de La Motte, Reflexions sur la critique, avec plusieurs lettres de M. l’Archevêque de Cambray & de l’auteur,
Paris, Du Puis, 1715.
Saint-Simon [1720]
La mort de Mme Dacier fut regrettée des savants et des honnêtes gens. Elle étoit fille d’un père qui étoit l’un et l’autre, et qui l’avoit instruite ; il s’appeloit Lefèvre, étoit de Caen et protestant. Sa fille se fit catholique après sa mort, et se maria à Dacier, garde des livres du cabinet du Roi, qui étoit de toutes les Académies, savant en grec et en latin, auteur et traducteur. Sa femme passoit pour en savoir plus que lui en ces deux langues, en antiquités, en critique, et a laissé quantité d’ouvrages fort estimés. Elle n’étoit savante que dans son cabinet ou avec des savants, partout ailleurs simple, unie, avec de l’esprit, agréable dans la conversation, où on ne se seroit pas douté qu’elle sût rien de plus que les femmes les plus ordinaires. Elle mourut dans de grands sentiments de piété, à soixante-huit ans son mari, deux ans après elle, à soixante et onze ans.
Saint-Simon, Mémoires,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1963, t. VI [année 1720], p. 633-634.
Journal de Trévoux, janvier 1721
Le Journal de Trévoux s’inspire très largement de l’Eloge de Madame Dacier publié par Pierre-Jean Burette - désigné par le « celebre Academicien », mais non nommé -, sans pour autant reproduire à l’identique le texte imprimé (Paris, Pierre Witte, s. d.).
[...] La République des lettres vient de faire une perte des plus considerables en la personne de Madame Dacier. Les qualitez de cette dame, son esprit, son érudition, sa sagesse, ses vertus meritoient un eloge des plus distinguez. Il nous en est venu un de si bonne main, que nous esperons que le public en sera content. On ne peut être plus instruit de ce qui regarde cette illustre morte que l’est le celebre Academicien de qui nous le tenons : l’amitié se fait sentir dans cet éloge, mais une amitié toujours juste & équitable.
Nous avons ajoûté les deux lettres qui y sont citées que nous avons eu soin de recouvrer & de conserver à la postérité[3]. [...].
Cet article finit par deux pieces de vers très-dignes des deux habiles Academiciens[4] qui en sont les auteurs, & de la celebre défunte, à l’honneur de qui elles ont été composées. (p. 88-89).
Journal de Trévoux,
tome XXI, janvier 1721, articles VI-VIII,
Eloge de Madame Dacier, p. 88-120.
Saint-Simon [1722]
Les lettres perdirent aussi Dacier [...]. Il avoit une femme bien plus foncièrement savante que lui, qui lui avoit été fort utile, qui étoit consultée de tous les doctes en toutes sortes de belles-lettres grecques et latines, et qui a fait de beaux ouvrages. Avec tant de savoir, elle n’en montroit aucun, et, le temps qu’elle déroboit à l’étude pour la société, on l’y eût prise pour une femme d’esprit, mais très ordinaire, et qui parloit coiffures et modes avec les autres femmes, et de toutes les autres bagatelles qui font les conversations communes, avec un naturel et une simplicité comme si elle n’eût pas été capable de mieux.
Saint-Simon, Mémoires,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1961, t. VII [année 1722], p. 259-260.
Adrien Baillet, 1722
Ceux qui ont entrepris de faire voir par des dissertations apologétiques que les dames sont capables de l’étude des belles-lettres sembloient avoir borné cette aptitude à la poésie, à l’éloquence, à l’histoire, à la philosophie et aux autres connoissances qui dépendent plus des qualités naturelles que de celles qu’on acquiert par le travail et le long exercice.
Jamais ils n’auroient osé y comprendre la science épineuse de la critique, si Mlle Le Fevre n’en avoit donné un exemple capable de fermer la bouche aux plus envieux d’entre les hommes et de faire rougir de confusion la plupart des personnes de son sexe qui vivent dans la mollesse et l’oisiveté, et qui n’ont point d’autre étude que le jeu et la médisance.
Adrien Baillet, Jugements des savans sur les principaux ouvrages des auteurs [...]. Revûs, corrigés & augmentés par M. de la Monnoye,
Paris, Charles Moette [...], 1722, t. II, p. 500-501.
Bibliothèque française, 1723
Article I
Mémoires sur la vie & les ouvrages de M. Dacier Pensionnaire de l’Academie des Belles lettres & l’un des Quarante de l’Academie Françoise, garde des livres du cabinet du roy, mort à Paris le 18. de septembre 1722.
[...] Au commencement de l’année suivante, M. Dacier épousa l’illustre fille dont on a parlé : elle s’étoit retirée à Paris aussi-tôt après la mort de son pere & le grand nombre d’excellens ouvrages qui étoient sortis de sa plume avoient déja rendu son nom célèbre parmi les sçavans. [...] Tous ces ouvrages sortis de la main d’une fille & d’une fille qui avoit à peine atteint sa trentiéme année, étonnoient tous les sçavans. [...] (p. 5).
[...] ce n’est pas que j’ignore les reproches que l’on fait dans la Bibliotheque Germanique aux ecrivains que je cite pour mes garands, d’avoir oublié son premier mariage avec un libraire de Saumur nommé Jean Lesnier, dont la mauvaise humeur la força de se retirer chez son pere. On attribuë sa desertion à une cause bien moins honorable dans un Memoire MS. que l’on nous a communiqué ; & que l’on verra tout entier à la suite de cet article. [...] (p. 6-7).
Article II.
Mémoire sur le mariage de Mademoiselle le Fevre avec M. Dacier & sur la reunion de l’un & de l’autre à l’Eglise catholique.
[...] On fait pis, on commence à repandre des bruits qui les deshonorent & si l’on veut s’en rapporter au Memoire qui suit, cette union qui a fait l’admiration de toute la France, avoit sa source dans un libertinage scandaleux. [...]
Au reste nous donnons ce Memoire tel qu’il nous a été communiqué. [...] (p. 32).
« [...] dès l’année précedente elle avoit épousé M. Dacier.
L’auteur de l’Eloge auroit peut-être de la peine à justifier cette date. Du moins est-il certain qu’il fait une omission considerable dans la vie de cette savante, ne lui faisant quitter le nom de le Fevre que pour prendre celui de Dacier, passant ainsi par dessus le libraire Jean Lesnier premier mari de cette dame. Il est vrai qu’il auroit mal figuré dans un éloge, n’y pouvant entrer d’ailleurs sans porter avec lui une circonstance honteuse de la conduite de son épouse, qui l’avoit abandonné pour suivre M. Dacier, & en qui la medisance a dit qu’elle avoit trouvé un certain mérite qu’elle aimoit & dont elle accusoit l’autre de manquer. Cela a fait dire à quelques personnes instruites du fait dont il s’agit que Mad. Dacier ne s’étoit pas échauffée gratis pour justifier la conduite d’Helene, puisqu’en y travaillant, elle composoit un remède palliatif pour se l’appliquer à elle-même. (p. 33).
[...]
Mad. Dacier, disent les Jesuites de Trevoux page 101., jugea que l’ouvrage le plus important pour elle & le plus necessaire c’étoit de s’appliquer à continuer l’éducation qu’elle avoit deja commencé de donner à une fille & à un fils que Dieu leur avoit donnez.
A suivre cette gradation, la fille devoit être l’aînée, & elle l’étoit en effet. On n’a eu garde de dire son âge, mais celui du garçon, qui étoit le plus jeune, a échapé à ces bons Peres. Il mourut, disent-ils, en 1694. âgé de 10. ans. Comme on voit, il n’y a pas de tems perdu pour le faire naître d’un mariage legitime. Car pour cela il faut supposer que M. & Mad. Dacier se marierent au commencement de 1683. que leur fils vint au monde dans les premiers jours de l’année 1684. & qu’il soit mort à la fin de l’année 1694 pour avoir eu 10. ans lorsqu’il mourut. Mais la fille qui, quelques années après, se fit religieuse à l’abbaïe de Longchamp, quand étoit-elle née ? Donc Messieurs du Consistoire de Castres n’avoient pas tort d’en soupçonner la légitimité. » (p. 36).
Bibliothèque françoise ou Histoire littéraire de la France,
Amsterdam, Jean Fr. Bernard, 1723, t. I, Ière partie, articles I et II, p. 4-36.
Titon du Tillet, Le Parnasse françois, 1732
[...]
M. de la Motte, qui a eu des disputes assez vives avec elle sur les poësies d’Homere, a prononcé en genereux adversaire son éloge funebre à l’Académie Françoise, où il dit que cette dame celebre, qui est presentement sur le Parnasse, voit clairement si c’est elle ou lui qui se sont trompez dans leurs sentimens au sujet d’Homere.
On ne peut donc refuser à Madame Dacier une place sur le Parnasse, quoiqu’elle n’ait point laissé d’ouvrages en vers de sa composition ; car personne n’a parlé avec plus de justesse de l’art poëtique, & n’a mieux connu le théatre des Anciens qu’elle : c’est ce qu’on voit dans sa curieuse dissertation en forme de préface à la tête de trois comédies qu’elle a traduites en notre langue, & dans les sçavantes remarques sur l’art poëtique, qui accompagnent les differentes traductions qu’elle a faites avec succès des meilleurs auteurs grecs & latins. [...]. (p. 571).
Titon du Tillet, Le Parnasse françois, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1732, p. 569-572.
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, éd. de 1768
DACIER (Anne Lefèvre, madame), née calviniste à Saumur, en 1651, illustre par sa science. Le duc de Montausier la fit travailler à l’un de ces livres qu’on nomme Dauphins, pour l’éducation de Monseigneur. Le Florus avec des notes latines est d’elle. Ses traductions de Térence et d’Homère lui font un honneur immortel. On ne pouvait lui reprocher que trop d’admiration pour tout ce qu’elle avait traduit. Lamotte ne l’attaqua qu’avec de l’esprit, et elle ne le combattit qu’avec de l’érudition. Morte en 1720, au Louvre.
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, « Catalogue de la plupart des écrivains français
qui ont paru dans le siècle de Louis XIV, pour servir à l’histoire littéraire de ce temps »,
article « DACIER (Anne Lefèvre, madame) », (édition des Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Didot, 1821, t. XIX, p. 82).
Augustin Irailh, 1761
Parmi les ennemis de cette illustre savante, il faut compter encore l’abbé Cartaud de la Vilate. Il dit que le grec avait produit des effets singuliers dans la tête de cette dame ; qu’il y avait dans sa personne un assemblage grossier et plaisant des faiblesses de son sexe et de la férocité des enfants du Nord ; qu’il sied aussi mal aux femmes de se hérisser d’une certaine érudition que de porter des moustaches ; qu’une femme savante a quelque chose de trop hommasse et conclut que Madame Dacier était peu propre à faire naître une passion. « Son extérieur avait, continue-t-il, un certain air de bibliothèque peu galant. »
Augustin-Simon Irailh, Querelles littéraires [...],
Paris, Durand, 1761, t. II, p. 315-316.
Comtesse Drohojowska, 1850
[...] Le grand désir de madame Dacier était de rester toujours confondue dans la foule qui l’entourait ; les hommages lui étaient à charge, l’admiration la gênait. Un jour, un seigneur allemand la prie d’inscrire quelques pensées sur son album. Madame Dacier, hésite, et finit par tracer, sur la feuille blanche qu’on lui présente, son nom avec ce vers de Sophocle :
Le silence est la parure des femmes.
Elle semblait avoir choisi ce vers pour être la devise et la règle de sa conduite. [...] (p. 228).
Aucune voix savante ne s’est encore levée pour prononcer son éloge ; nulle ville n’a songé à lui élever un monument triomphal ou funèbre ; seule, une petite inscription, gravée sur le fronton d’une vieille et sombre maison de Saumur rappelle que c’est là qu’elle est née. Qu’importe cet oubli ? Le nom de Madame Dacier est impérissable ; il est lié à celui de la science elle-même ! (p. 230).
Comtesse Drohojowska, Les Femmes illustres de la France,
(rééd.), Paris, P. C. Lehuby, 1862, p. 230.
Sainte-Beuve, 1854
[...]
Il est un point sur lequel il faut passer condamnation une fois pour toutes, afin d’être juste ensuite envers madame Dacier : elle n’entend pas la raillerie, elle n’est à aucun degré femme du monde, et elle manque d’un certain goût, d’un certain tact rapide qui est souvent la principale qualité de son sexe. (p. 483).
Du caractère dont elle est, madame Dacier entend mieux la force, l’abondance, la veine pleine et continue d’un auteur ancien que la grâce et la légèreté ; elle rend mieux l’effet du texte avec Plaute, avec Térence qu’avec Anacréon ; et surtout elle nous rendra mieux Homère. (p. 484).
Un lecteur attentif et sagace a pris soin de noter dans les divers écrits de mademoiselle Le Févre et de M. Dacier, antérieurs à leur mariage, les endroits où ils aiment se citer l’un l’autre, et à se faire en quelque sorte la cour sous le couvert des anciens. Ainsi dans ses Notes sur Anacréon, mademoiselle Le Févre cite volontiers M. Dacier jusqu’à une dizaine de fois, tantôt pour un beau sens, tantôt pour une belle conjecture ; et d’autre part M. Dacier, dans les premiers volumes de sa traduction d’Horace, cite quelquefois mademoiselle Le Févre, tantôt à propos de Callimaque, tantôt au sujet de Sapho. [...] Enfin, de même que deux jeunes coeurs se font des signes d’une fenêtre à l’autre ou à travers le feuillage des charmilles, mademoiselle Le Févre et M. Dacier s’envoyaient un sourire à travers leurs commentaires. (p. 485).
Dans les divers travaux que publia M. Dacier depuis son mariage, il entra plus ou moins de madame Dacier ; elle lui était supérieure, et, par une ignorance qui était chez elle une vertu plutôt qu’une grâce, elle ne s’en apercevait pas : « Dans leurs productions d’esprit, disait Boileau, c’est madame Dacier qui est le père ». Elle se dégagea pourtant et se remit à suivre, en traduisant, ses propres choix et ses instincts. La querelle des Anciens et des Modernes, qui avait commencé du temps de Perrault, dut suggérer à Madame Dacier l’idée (si elle ne l’avait eue déjà) de faire connaître Homère, sur lequel on déraisonnait si étrangement ; après de longs efforts, elle fut prête en 1711, et publia l’Iliade. Cette traduction qui ralluma la guerre des Anciens et des Modernes, et qui fut suivie de l’Odyssée en 1716, donne à madame Dacier un rôle imprévu et assez considérable dans l’histoire de la littérature française. (p. 488)
[Homère]
Mais madame Dacier avait pleinement raison lorsqu’en venant à la diction d’Homère, elle déclarait que ce qui l’avait le plus effrayée, c’était la grandeur, la noblesse et l’harmonie de cette diction dont personne n’a approché, « et qui, disait-elle, est non-seulement au-dessus de mes forces, mais peut-être même au-dessus de celles de notre langue » ; pour peindre cette diction homérique dont elle est pénétrée et qui fait l’âme du poème, elle a des paroles qui sont d’un écrivain et des images qu portent sa pensée : « La louange, dit-elle, que ce poëte donne à vulcain, de faire des trépieds qui étaient comme vivants et qui allaient aux assemblées des Dieux, il la mérite lui-même : il est véritablement cet ouvrier merveilleux qui animes les choses les plus insensibles ; tout vit dans ses vers ». (p. 489).
[...] on sent (pour parler encore comme elle) qu’on a affaire à une traduction généreuse et noble qui, s’attachant surtout aux beautés de l’original, s’efforce de les rendre dans l’esprit où elles ont été conçues. Ne lui demandez ni la grâce ni l’éclat, ni la noblesse continue : et pourtant, à force de savoir et de bonne foi, elle atteint dans l’ensemble à un certain effet homérique ; il y a une certaine naïveté et magniloquence qui se retrouve dans sa langue naturelle plus qu’élégante. Madame Dacier, en tant qu’écrivain, retarde un peu sur son époque ; elle n’a point passé par l’école de Boileau, de Racine ; elle est plus antique et se rattache, par Huet, par M. de Montausier, aux écrivains d’auparavant. [...] Tout cela n’empêche pas madame Dacier d’être encore aujourd’hui peut-être, pour l’ensemble, le traducteur qui donne le plus l’idée de son Homère. Je ne veux pas dire un blasphème : certes Fénelon a bien autrement d’esprit et de talent dans la moindre de ses phrases que madame Dacier dans tout son style ; son Télémaque est souvent du plus charmant Homère, et toutefois, dans l’élégance de Fénelon, dans ce que sa phrase a de plus léger, de plus mince, il y a un certain désaccord fondamental avec l’abondance impétueuse et le plein courant d’Homère. Il en a passé au contraire quelque chose dans l’oeuvre d’étude et de prud’homie de madame Dacier. Je parle surtout de son Iliade. (p. 490-491).
[La conversion]
Vivre des bienfaits du roi, comme on disait, était alors un honneur. On a donc pu noter un coin de faiblesse humaine dans ce qui était néanmoins un acte véritable de conscience. (p. 487).
Sainte-Beuve, Chroniques du lundi, 6 mars 1854, « Madame Dacier », p. 473-494.
[La querelle d’Homère]
La Motte, dans le siège qu’il met devant la renommée d’Homère, a beau s’appliquer à restreindre et à circonscrire ses lignes d’attaque,il y a en lui une inintelligence totale du génie de l’ancien poëte ; et c’est ce qui irrite madame Dacier et la transporte hors d’elle-même. Elle est comme un lion, et d’autant plus que, remplie du sentiment vrai qui la possède, elle ne peut le démontrer aux autres autant qu’elle le voudrait. (p. 498).
Dans le public, l’impression de cette querelle fut plutôt à l’avantage de La Motte ; on ne jugea point du fond, mais uniquement de la manière, selon notre habitude. (p. 508).
[Portrait]
Je ne suis même pas posé, durant toute cette Etude, cette question pourtant si française : madame Dacier était-elle jolie ? Il n’est pas à croire qu’elle le fût ; mais on a vu par un mot de la reine Christine que, dans sa jeunesse, elle dut être une assez belle personne, et sans doute assez agréable d’ensemble. Dans le seul portrait qu’on a d’elle, elle est représentée déjà vieille, avec une coiffure montante et, je l’avoue, un peu hérissée, le voile rejeté en arrière, le front haut, les sourcils élevés et bien dessinés, la figure forte et assez pleine, le nez un peu fort, un peu gros, la bouche fermée et pensive ; elle a de la fierté dans le port et quelque épaisseur dans la taille. Sa physionomie se prête peu aux nuances ; mais en tout il y respire un air de noblesse, d’ardeur sérieuse et de bonté. (p. 512-513).
Sainte-Beuve, Chroniques du lundi, 13 mars 1854, « Madame Dacier » (fin).
Louise d’Alq, 1893
Madame Dacier est au XVIIe siècle ce que fut Christine de Pisan au XIVe : femme de lettres dans le sens propre du mot, sérieuse, instruite, plus même, savante, ce qui ne l’empêcha pas d’être, comme sa devancière, une vertueuse épouse, une tendre et excellente mère de famille. [...] comme Christine de Pisan, elle vécut retirée et modeste, se consacrant aux siens et à l’étude ; elle ne chercha pas à briller à la cour. Cependant la lutte pour la vie de sa devancière lui fut épargnée. (p. 115).
A l’âge de dix-sept ans, en 1668, elle avait déjà traduit, commenté et publié, les Comédies de Térence, cinq ouvrages en latin et les Poésies d’Anacréon et de Sapho, traduites du grec en français, avec remarques. L’édition de 1680 est signée : Anne lefebvre. Cette traduction est tellement belle que Boileau a dit qu’elle devrait faire tomber la plume des mains de tous ceux qui entreprennent de traduire ces poésies en vers (p. 117).
Louise d’Alq [Alquié de Rieupeyroux], Anthologie féminine. Anthologie des femmes écrivains, poètes et prosateurs,
depuis l’origine de la langue française jusqu’à nos jours, Paris, Bureaux des causeries familières, 1893.
Enrica Malcovati, 1952
Abbiamo fatto riserve sulle sue traduzioni : ma è naturale che esse confrontate con gli originali lascino delusi i lettori del secolo ventesimo. Quando Mme Dacier traduceva dal greco e dal latino, non era sorta ancora la problematica del tradurre : ancora non era stato posto il dilemma se fossero preferibili le brutte fedeli o le belle infedeli : elle traduceva con libera sicurezza di sé, con franca disinvoltura, nella sua lingua letteraria. (p. 71-72).
« Chi entra nella sfera estetica, diceva ai suoi scolari il Baumgarten, il fondatore della scienza estetica, muss ein grosses Herz haben ». La elevazione estetica si congiunge intimamente, come bene noto Federico Schiller, alla elevazione morale e in essa trapassa : la elevatezza morale di Mme Dacier appare luminosamente da tutta l’opera sua. (p. 72-73).
Enrica Malcovati, Madame Dacier, una gentildonna filologa del Gran Secolo, Firenze, G. C. Sansoni, 1952.
Fern Farnham, 1976
Although she worked as a scholar in a man’s world, she never forgot that she was a woman. She used not only her mind, but the feelings of her heart. Today we are beginning to perceive that feminine sensibility need not be a sign of weakness in the discussion of literature. Anne Dacier was too honest and too much of a whole person to wish to conceal her feelings. [...] She is too civilized a human being to force her private feelings upon us, but her comments have a spontaneity which is peculiarly feminine. She is not embarrassed to share with us the one great grief of her life, the loss of her daughter, which she describes in a personal lament that closes her finest piece of criticism, the preface to her translation of the Iliad. (p. 12-13).
Fern Farnham, Madame Dacier : Scholar and Humanist,
Monterey (CA), Angel Press, 1916.
Emmanuel Bury, 1999
Voix inédite, et inattendue dans le concert trop sage de la philologie de l’âge classique, l’originalité d’Anne Dacier réside nettement dans les choix hérités de son père, mais menés jusqu’au bout d’une certaine logique « mondaine » : une femme seule avait peut-être alors le privilège de ne pas passer pour « pédante ». Traductrice attentive à son public, son souci de la langue française lui épargne ce soupçon ; de surcroît, une vie que n’ont pas épargnée écueils et malheurs lui évite de porter le masque d’une pure intellectuelle ; enfin, une véritable honnêteté de savante, scrupuleuse dans le respect de la source qu’elle veut vivifier et défendre, tout cela fait d’Anne, fille de Lefèvre et épouse de Dacier, un astre étrange et inclassable [...].
Emmanuel Bury, « Madame Dacier », in Colette Nativel (dir.), Femmes savantes, savoir des femmes : du crépuscule de la Renaissance à l’aube des Lumières, Genève, Droz, 1999, p. 219.
Marc Fumaroli, 2001
[...]
En 1711, l’année de la mort de Boileau, Anne Lefèvre, épouse depuis 1683 d’André Dacier, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, faisait paraître la meilleure traduction de l’Iliade jamais publiée en France. [...] Cette jeune femme était vraiment une sorte de miracle d’érudition, admiré de toute l’Europe. Nul n’avait fait autant qu’elle pour rendre présent à son siècle le « grand goût » de l’Antiquité. Sa traduction française d’Homère était l’assaut final qu’elle voulait donner au terme d’une longue et puissante attaque dirigée contre l’ignorance et la méconnaissance des Modernes.
Marc Fumaroli, Les abeilles et les araignées, essai publié en tête de l’anthologie
d’Anne-Marie Lecoq, La Querelle des Anciens et des Modernes,
Gallimard, Folio classique, 2001, p. 208.
Noémi Hepp, 2005
DACIER (Anne Le Fèvre, Mme) 1651 ? – Paris 1720), érudite [...]. Etrange destin que celui de cette fille d’un excellent érudit, amenée peu à peu par son père à l’étude de l’Antiquité, y manifestant des dons rares – mis à profit en particulier par P.-D. Huet pour la collection in usum Delphini – et projetée plus tard au premier plan d’une flamboyante polémique. [...] Mme Dacier était faite pour travailler en paix dans un monde de concorde et de tradition, non pour faire face à la contestation.
François Bluche (dir.), Dictionnaire du Grand Siècle,
Paris, Fayard, nouvelle édition revue et corrigée, 2005, p. 443-444,
premières et dernières lignes de l’article « Dacier, Mme », signé par Noémi Hepp.
[1] Durant 30. années, Tiraqueau publia un livre & fit un enfant à sa femme tous les ans. S. Romuald ad ann. 1558. (note de Pierre Bayle).
[2] Pseudonyme de Katherine Philips (1631-1664).
[3] La lettre d’Anne Le Fèvre à Christine de Suède (1678) et la réponse de la reine.
[4] L’élégie (Elegia) de Claude Fraguier et l’épitaphe (Annae Fabrae Tumulus) de Bernard de La Monnoye.