Première biographie de Madame Dacier

[La première biographie de Madame Dacier est l’œuvre de Pierre-Jean Burette (1665-1747), esprit universel et savant infatigable. Excellent musicien, autodidacte en langues orientales, médecin à l’hôpital de la Charité des hommes, titulaire de la chaire de médecine au Collège royal (1710), censeur royal, rédacteur du Journal des Savants (1706), traducteur du Dialogue sur la musique de Plutarque, auteur de nombreux Mémoires et Dissertations, Pierre-Jean Burette est un ami des époux Dacier. C’est en qualité d’élève d’André Dacier qu’il entre à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1705). Publié anonymement et sans date à Paris, chez Pierre Witte, vraisemblablement avant sa parution dans le Journal de Trévoux (t. XXI, janvier 1721, art. VI, p. 88), l’Eloge de Madame Dacier compte quinze pages (nous avons abrégé la mention de la plupart des éditions, rééditions et recensions).]


Eloge de Madame Dacier

Anne Le Févre, fille du célébre Tanegui le Févre & de Marie Olivier, naquit à Saumur en 1651[1]. Elle étoit âgée de dix à onze ans, lorsque son père, qui professoit les belles Lettres dans cette même ville[2], prit le dessein de la faire étudier ; & voici quelle en fut l’occasion. Il avoit un fils qu’il instruisoit avec grand soin, & auquel il donnoit ordinairement des leçons de grammaire dans la même chambre, où la jeune Mlle le Févre travailloit en tapisserie. Quelque disposition qu’eût l’écolier, il lui arrivoit quelquefois de hésiter, lorsque son pere l’interrogeoit ; & souvent sa sœur, qui paroissoit uniquement occupée de son aiguille & de ses soyes, lui suggeroit fort à propos les réponses aux questions les plus embarrassantes. Il n’en fallut pas davantage à M. le Févre, pour lui faire découvrir les véritables talens de sa fille, & pour l’engager à les cultiver[3]. Quelque goût que dans la suite elle ait eu pour les Lettres, elle a avoüé qu’alors elle eut un secret dépit de s’être ainsi décelée elle-même ; & ce que peut avoir de plus remarquable un tel aveu, où certain rafinement de vanité auroit trouvé son compte dans une personne moins sincere & moins modeste, c’est qu’elle convenoit aussi qu’une partie de son dépit venoit du retranchement des amusemens de son âge & de son sexe, que les ouvrages d’une demoiselle lui permettoient auparavant sous une mere tendre, & que l’assiduité à l’étude lui interdit aussi-tôt sous un pere vigilant.

M. le Févre après lui avoir enseigné les élémens de la langue latine, l’appliqua au grec, où elle fit de très-grands progrès : & il la perfectionna de telle sorte dans la connoissance de l’une & de l’autre langue, qu’au bout de huit ans elle se vit en état d’étudier sans le secours d’aucun maître. Libre alors de penser par elle-même, & de suivre les lumieres de la raison, plûtôt que les impressions de l’autorité, quelque déférence qu’elle eût pour un pere si respectable, elle prenoit quelquefois la liberté de n’être pas d’accord avec lui. La traduction de Quinte-Curce par le fameux Vaugelas en est un exemple sensible. M. le Févre, ainsi que la plûpart du monde en ce tems-là, admiroit cet ouvrage comme le chef-d’œuvre de notre langue. Sa fille n’en étoit pas si contente, & trouvoit que le traducteur employoit souvent des tours peu naturels & peu françois.

M. le Févre étant mort en 1673[4], sur le point de partir pour Heidelberg, où l’Electeur Palatin (Charles-Loüis) l’appelloit sous des conditions très avantageuse, & où sa fille devoit l’accompagner ; elle vint à Paris, & s’y fixa.

Elle y publia pour premier ouvrage[5], une édition des Poësies de Callimaque, avec les scholies gréques, une version latine, & ses notes critiques. Elle le dédia à M. Huet, alors sous-précepteur de M. le Dauphin, & qui avoit communiqué à Mademoiselle le Févre neuf épigrammes de ce poëte non encore imprimées, dont elle enrichit sa nouvelle édition. Elle ne dissimule point dans sa préface, que certains savans avoient peine à deviner le motif, qui avoit porté M. le Févre à élever sa fille dans l’étude des Lettres, au lieu de l’occuper aux travaux ordinaires à son sexe. Elle leur répond en peu de mots : Qu’en cela, son pere n’avoit eu autre chose en vüe, que de faire en sorte qu’il y eût au monde une fille, qui pût un jour leur reprocher à eux-mêmes leur négligence & leur paresse à cultiver la literature. Cette édition de Callimaque ne parut qu’en 1675 chez Cramoisy, en un volume in 4°. [...]

Ce coup d’essai, qui eût fait beaucoup d’honneur à un homme consommé dans les Lettres, donna une grande idée de Mlle le Févre. Le duc de Montausier, qui présidoit alors à l’éducation du Dauphin, voulut absolument qu’elle entrât en societé avec plusieurs savans, qu’il avoit chargés du soin de faciliter à ce jeune prince la lecture des anciens auteurs latins, en y joignant une interprétation ou paraphrase des endroits les plus difficiles, avec des notes courtes, précises & dégagées de toute érudition superfluë. Quelque résistance que Mlle le Févre opposât à une pareil engagement, que sa modestie naturelle lui faisoit paraître fort au-dessus de ses forcesm : il fallut enfin qu’elle prît pour sa part du travail quatre auteurs latins à éclaircir par de nouveaux commentaires ; & elle choisit ces quatre historiens, Florus, Dictys de Créte, Aurelius-Victor, & Eutrope. [...]. On peut dire, qu’en travaillant sur ces quatre auteurs, elle a suivi exactement les vûës de M. de Montausier, par rapport à la précision & à la netteté qui régnent, soit dans les paraphrases, soit dans les notes, qu’elle a jointes au texte de ces historiens.

Mademoiselle le Févre ayant appris que la reine de Suede (Christine), qui ne la connoissoit que sur le bruit de la renommée, avoit conçû de l’estime pour elle & pour ses ouvrages, prit la liberté de lui envoyer son Callimaque & son Florus, accompagnés d’une belle lettre latine. Cette princesse l’en remercia par une autre écrite en françois, dattée du 21 mai 1678. où elle lui marquoit combien un tel present lui avoit fait passer d’agreables heures. [...] Quelques années après, la reine de Suede, pleine d’admiration pour un mérite, dont on voyait guéres d’exemple que dans cette princesse même, invita par une seconde lettre Mademoiselle le Févre à se rendre auprès d’elle à Rome, où elle lui promettoit un établissement des plus considerables. Mais cette savante fille, peu sensible aux fortunes les plus brillantes, demanda d’être dispensée de ce voyage, en exposant avec autant de force que de modestie, les justes raisons qui l’empêchoient d’accepter des offres si honorables[6].

Tant d’ouvrages si utiles & si promptement executés, soutenus du crédit de M. de Montausier, protecteur déclaré des gens de lettres, valurent à Mademoiselle le Févre plusieurs gratifications du roi, lesquelles en 1685 furent suivies d’une pension reglée[7]. Dès 1681, elle avoit donné à ce duc des marques publiques de reconnoissance en lui dédiant les Poësies d’Anacréon & de Sapho, accompagnées d’une traduction françoise et de curieuses remarques sur le texte de ces deux auteurs imprimés à Paris, chez Thierry, in 12. Elle a si bien sû faire sentir en françois le tour naïf & les graces singuliere de ces petites odes, qui ne sont que des expressions vives & naturelles d’un cœur livré au plaisir de l’amour & de la table ; que sa traduction, quoiqu’en prose, l’emporte, au jugement des connoisseurs, sur toutes les traductions en vers qu’on en a publiées. M. de la Motte la regarde comme un ouvrage tout fait par l’Amour, & imagine sur cela une fiction des plus flatteuses pour la traductrice (s’il est permis de hazarder ce terme). Il en a fait le sujet d’une petite ode qu’il lui adresse, dont voici les premiers vers.

Savante Dacier, cet ouvrage,

Où le galant Anacréon

Parle si bien notre langage,

Paroît en vain sous votre nom.

L’Amour lui seul a sû le faire ;

Et ce dieu m’en a fait serment.

Voici comment il conte l’affaire ;

Vous l’en désavouërez, s’il ment. &c. [...].

Mademoiselle le Févre conçut ensuite le dessein de travailler sur une bonne partie des piéces de théâtre qui nous restent des Grecs & des Latins. Elle donna pour échantillon Trois Comédies de Plaute, l’Amphitryon, l’Epidicus, & le Rudens ou L’Heureux Naufrage, traduites en françois, avec des remarques, & un examen de chaque piece suivant les régles du théâtre. Elle dédia cet ouvrage à M. Colbert, qui l’honoroit de sa protection [...]. Mademoiselle le Févre n’a rien oublié pour conserver dans sa traduction le caractere du poëte latin, qui consiste principalement dans la vivacité du dialogue & dans certaines plaisanteries, qu’elle a sû rendre en françois par d’heureux équivalents.

Si Plaute lui offrit à cet égard des difficultés, elle n’en trouva pas de moins embarrassantes dans la traduction d’Aristophane, dont elle donna deux comédies, le Plutus et Les Nuées, qu’on n’avoit jamais traduites en françois, & qui parurent avec ses remarques & ses examens en 1684. chez Thierry, en un volume in 12. On peut regarder cet ouvrage comme le plus hardi & le plus épineux qu’elle eût entrepris jusqu’alors, sans en excepter même son Callimaque : rien n’étant plus difficile, que de traduire en françois avec justesse des comedies du caractere de celles d’Aristophane, & de répandre, sur une semblable version, assez d’agrément & de sel, pour faire goûter ce poëte en France, au bout de 2000. ans.

Elle fut associée cette même année à l’Académie des Ricovrati de Padouë. Dès l’année précedente, elle avoit épousé l’illustre M. Dacier, qui dans le commerce de M. le Févre, dont il avoit été disciple à Saumur, avoit puisé  ce goût & ce talent pour les Lettre, ausquels le public est redevable de tant de savantes productions.

Ils partirent pour le Languedoc en 1684. Le principal motif de ce voyage étoit le désir qu’avoit Madame Dacier de connoître plus particulierement la famille de son époux. Mais elle y consomma une affaire bien plus importante, dont elle avoit formé à Paris le premier dessein. Il s’agissoit de rentrer dans la communion romaine[8]. C’est ce qu’ils firent enfin à Castres l’un & l’autre vers le milieu de l’année 1685. après les reflexions les plus serieuses, & plusieurs mois avant qu’il fût question de revoquer l’Edit de Nantes.

Madame Dacier, à son retour de Languedoc, reprit ses exercices litteraires, que son voyage avoit interrompus. Il étoit naturel qu’après avoir traduit avec tant de succès les plus belles comedies d’Aristophane et de Plaute, elle prétât le même secours à celles de Térence. Une seule consideration combattoit dans son esprit l’idée d’une pareille entreprise. Un homme d’érudition & de pieté, par la version qu’il avoit donnée de trois de ces comédies, avoit enlevé les suffrages[9]. Il paroissoit difficile, dans la prévention où le public se trouvoit sur cette version, de lui persuader qu’il n’étoit pas impossible de mieux réüssir. Cependant Madame Dacier, qui sentoit mieux que personne toute la perfection où certains ouvrages pouvoient être portés, & qui, dans les plus estimés savoit remarquer des défauts, qui échapoient au reste du monde ; résolut d’essayer au moins en son particulier, ce qu’elle pourroit, par rapport à un auteur si digne de nos soins. Dans cette vûë, elle se levoit tous les jours à quatre heures, & travailloit toute la matinée avec tant d’application, qu’en quatre mois elle vint à bout d’achever la traduction des quatre premieres comedies de Térence. Mais l’ayant relûë à tête reposée, elle en fut si peu satisfaite & la trouva si peu conforme au génie de l’auteur, que de dépit elle jeta tout au feu. Comme elle ne pouvoit pourtant abandonner son dessein ; elle ne s’occupa pendant trois mois entiers qu’à relire sans cesse son original, & à se transformer, pour ainsi dire, en lui ; après quoi, s’étant remise à l’ouvrage avec une nouvelle ardeur, elle en fit une seconde traduction si differente de la premiere, que ceux de ses amis qui étoient les plus préoccupés en faveur de l’ancienne version, tombérent d’accord qu’elle n’oseroit plus se montrer auprès de la sienne. Leur sentiment fut justifié par l’approbation que reçut cet ouvrage, imprimé à Paris en 1688, chez Thierry, en 3. volumes in 12. [...].

Pendant le cours de cette impression, M. Ménage, qui avoit eu autrefois une grande contestation avec l’abbé d’Aubignac au sujet de l’Heautontimorumenos de Térence, ayant appris que Madame Dacier, après avoir examiné tous les écrits concernant cette dispute, n’étoit pas de son avis, se détermina à faire réimprimer pour la troisiéme fois son discours sur Térence, avec des corrections & des additions, & à le dédier à Madame Dacier, dans l’esperance de l’attirer à son parti. « Je crois (dit-il dans l’Avertissement) avoir bien établi toutes mes opinions. J’avouë pourtant qu’il y a un argument contre moi, auquel je ne puis répondre : c’est l’autorité de Madame Dacier. Je suis accablé de cette autorité ; & si cette illustre personne, après avoir vû cette derniere édition de mon ouvrage, persiste à être contre moi ; je serai moi-même contre moi ». Il ne paroît pas que les raisons ni les complimens de M. Ménage ayent fait revenir Madame Dacier de son sentiment.

Cela n’empêcha pas que M. Ménage, quelque tems après, c’est-à-dire en 1690. ne lui dédiât un second livre, sous le titre d’Historia Mulierum Philosopharum, Histoire des Femmes Philosophes [...]. Il qualifie Madame Dacier du titre de la plus savante femme qui soit & qui fût jamais. [...].

Ces deux livres de M. Ménage ne sont pas les seuls que l’on ait dédiés à Madame Dacier. Les etrangers ont voulu partager cet honneur avec les François. En effet, le marquis d’Orsi en 1703. lui dédia ses reflexions sur la maniere de bien penser du Pere Bouhours, écrites en italien & imprimées à Boulogne in 8°. sous ce titre Considerationi sopra un famozo libro Franzese, intitolato &c. ouvrage dans lequel il établit en quelque sorte Madame Dacier l’arbitre de la dispute.

Quelque parfaite que fût l’union entre M. & Mme Dacier, elle n’avoit point paru encore dans leurs écrits ; chacun travailloit en particulier. Mais ils réunirent leurs travaux en faveur d’un ouvrage  que leur proposa le premier Président de Harlay, avec lequel ils étoient en grande liaison. Ce fut une traduction françoise des Reflexions morales de l’Empereur Marc-Antonin. Ils s’y appliquerent donc en commun sous ses yeux ; s’étant retirés, pour être moins distraits, dans son agreable maison du Mesnil-montant ; où il venoit de tems en tems étudier le progrès & le succès du travail. [...].

Ils entreprirent encore de concert un second ouvrage, presque aussi épineux, mais de bien plus longue haleine. C’étoit de traduire en françois toutes les vies des hommes illustres de Plutarque, & de les éclaircir par des commentaires. Des six premieres qui parurent chez Barbin en 1694. in 4° Madame Dacier en a traduit deux. Il est difficile de distinguer celles qui lui appartiennent veritablement ; & M. Dacier, qui jusqu’ici en a fait un secret, a eu le plaisir de les voir attribuer toutes six  à son épouse par differentes personnes, dont les conjectures, sans éclaircir l’énigme, prouvent quelque chose de plus merveilleux & de plus honorable pour l’un & l’autre ; une uniformité de pensées & de sentimens si parfaite, qu’elle a passé jusqu’au style. Nous avons parlé de cette traduction dans le dixiéme Journal[10] de 1694.

De nouveaux projets formés de part & d’autre leur firent interrompre ce grand ouvrage. Madame Dacier, qui dès sa plus tendre jeunesse, & sous la conduite d’un pere passionné pour la belle antiquité, s’étoit familiarisée avec la poësie d’Homere, & avoit conçû pour ce poëte la plus haute estime, entreprit d’en faire connoître plus particulierement les beautés à ses compatriotes, en le traduisant en françois. De toutes les versions qu’on en avoit publiées en cette langue, à peine s’en trouvoit-il une seule que l’on pût lire sans dégoût. Elle travailla la sienne avec tant d’application, pendant quinze ou seize ans, qu’elle parvint enfin à donner en 1711. la traduction de l’Iliade, accompagnée de remarques très-utiles, pour l’intelligence parfaite du poëte grec. Si le génie particulier de la langue françoise ne lui a pas toûjours permis de rendre exactement toutes les beautés de son original ; elle a sû lui en prêter de nouvelles en beaucoup d’endroits ; & toute compensation faite, on peut dire qu’Homere n’y a rien perdu. [...].

Quoique l’Iliade françoise eût reçû les applaudissemens des personnes d’érudition & de goût pour les chef-d’œuvres des anciens, elle ne gagna pas également les suffrages d’un autre ordre de savans, toujours en garde contre les préjugés de l’autorité, & déterminés à ne décider du mérite des ouvrages d’esprit, que sur certaines régles qu’ils tirent d’une exactitude scrupuleuse, dont l’enthousiasme poëtique croit être en droit de s’affranchir. Cette précision géométrique suscita contre l’Iliade d’Homere diverses critiques, dont les principales furent celle de M. de la Motte, imprimée en 1714. à la tête de sa nouvelle Iliade en vers, & la Dissertation critique de M. l’Abbé Terrasson, publiée en 1715. en deux volumes in 12. [...].

D’un autre côté, les partisans d’Homere ne demeurerent pas dans le silence. On vit paroître coup sur coup plusieurs apologies de  ce poëte ; l’une de M. Boivin le cadet en 1715, l’autre du Pere Hardoüin, la même année ; une troisième anonyme sous le titre d’Homere vengé[11], sans compter quelques autres écrits, tels que l’Homere en arbitrage[12], & l’Examen pacifique de M. Fourmont, dans lesquels on s’efforçait de concilier les deux partis. Madame Dacier répondit à M. de la Motte par un juste volume intitulé Des causes de la corruption du goût, où elle avoit rassemblé ce qui pouvoit contribuer à la justification d’Homere, attaqué vivement par le poëte françois. [...].

L’Odyssée d’Homere qui devoit suivre de près l’Iliade, ne fut publiée qu’en 1716 L’affliction vive que ressentit Madame Dacier, de la perte d’une fille unique très-aimable, & qui faisoit toute sa consolation, eut la meilleure part à ce long retardement, comme elle l’annonce elle-même à la fin de la préface de son Iliade, en déclarant que frappée du coup funeste qui l’accable, elle ne peut rien promettre d’elle, & n’a plus de force que pour se plaindre. [...].

Au commencement de la savante préface,  qu’on lit à la tête de cette traduction, Madame Dacier avertit qu’elle se reservoit à traiter de l’art du poëme epique dans une dissertation à part, où elle se proposoit de rassembler les principales régles de ce poëme, de découvrir les veritables fondemens de ces régles, & d’en faire l’application : mais que des raisons, dont elle n’informera point le public, de peur qu’il ne l’accusât de vanité, quelque exempte qu’elle soit naturellement de ce vice, l’ont obligée à changer son plan : « On m’a fait voir (continuë-t-elle) que le lieu le plus naturel & le plus propre pour cette dissertation, étoit la préface même de l’Odyssée, afin que ceux qui liront Homere dans ma traduction, ayent sous la main tous les secours nécessaires pour le lire... avec plus d’utilité & plus de plaisir... j’ai obéi. » Cette déference étoit bien duë au juste discernement du grand prince de qui venoit un pareil avis. C’étoit M. le Dauphin, duc de Bourgogne, qui honoroit d’une attention particuliere les ouvrages de Madame Dacier[13].

Vers la fin de cette préface, on trouve quatre pages qui regardent M. l’Abbé Terrasson. « Voilà (dit Mme Dacier, en la terminant) toute la réponse que ce grand critique aura de moi. Un autre combat m’appelle ; il faut réfuter l’Apologie que le R. P. Hardoüin, un des plus savans hommes du siecle, vient de faire de ce poëte. Qui l’auroit crû (poursui-elle) qu’aprés avoir combattu les censeurs d’Homere, je dusse prendre les armes contre un de ses apologistes ? [...] ». Cette réponse parut en effet quelques mois après, chez Coignard, en un petit volume in 12. sous ce titre : Homere défendu contre l’Apologie du R. P. Hardoüin, ou Suite des causes de la corruption du goût. On peut dire que c’est la circonstance la plus singuliere qu’il y ait eu dans toute la dispute concernant ce poëte grec. [...].

Madame Dacier comptoit de finir  là sa carriere. Cependant, lorsqu’elle donna une seconde édition de l’Iliade en 1719. elle y joignit quelques reflexions sur la premiere partie de la preface que M. Pope avoit publiée au commencement de sa traduction de l’Iliade en vers anglois. Ces reflexions tendent à relever quelques méprises & quelques contradictions de ce nouveau traducteur, au sujet des divers jugemens qu’il porte sur le mérite d’Homere.

Après tant d’ouvrages si utiles à la République des Lettres, Madame Dacier avoit résolu de ne continuer son commerce avec les Muses, que pour son usage particulier. De si sages & si doux projets se trouverent dérangés par une paralysie, dont elle fut attaquée au mois de mai dernier. Quoique l’esprit n’en eût rien souffert, il fallut suspendre ce qu’il auroit demandé, & céder aux besoins du corps, en se livrant à une longue suite de remedes. Ils parurent la soulager d’abord ; mais au bout d’environ trois mois elle fut frappée d’une seconde attaque, plus violente que la premiere, & qui nous l’enleva le 17 d’aoust, âgée de soixante-huit ans[14].

Si Madame Dacier a fait grand honneur à son sexe & à sa nation par tant d’excellens ouvrages, on peut dire que rien ne lui en a fait davantage à elle-même que le témoignage rendu à son mérite dans un édit authentique du mois de janvier dernier, pour réunir à la charge de M. l’abbé Bignon, Bibliothécaire du roi, celle de Garde des livres  du cabinet du Louvre, dont M. Dacier est actuellement revêtu. Par cet édit, S. M. ne s’est pas contentée de conserver à M. Dacier toutes les prérogatives de sa charge durant sa vie. Les mêmes avantages s’y trouvent aussi reservés à Madame Dacier, au cas qu’elle eût survêcu à son époux : & cette disposition sans exemple est justifiée par des traits à la gloire de cette illustre savante, qui font bien voir, que rien de ce qui la regarde ne peut être tiré à consequence.

Pierre-Jean Burette termine cet éloge en donnant un extrait de l’élégie latine adressée « à M. Dacier sur la mort de son incomparable épouse » par l’abbé Fraguier ainsi que l’épitaphe  de Madame Dacier, composée par Bernard de La Monnoye, que voici :

Conjuge Dacerio, Tanaquillo digna parente,

Hîc, par ambobus quae fuit, Anna jacet.

Haec & Aristophanem docuit, Latiumque Menandrum,

Haec & Maeoniden Gallica verba loqui.

Hanc igitur, meritis pro talibus, Attica posthac,

Hanc Latia, hanc semper Gallica Musa canant.


[1] Inexact. Anne le Fèvre, baptisée le 24 décembre 1645 à Is-sur-Tille, est née en 1645, près de Langres. Ses parents ne se fixent à Saumur qu’en 1649. Il est probable que Madame Dacier elle-même et son époux ont laissé certaines dates dans le flou par souci de d’estomper la différence d’âge : Anne a six ans de plus que son mari.

[2] Tanneguy Le Fèvre était régent seconde au collège royal rattaché à l’Académie protestante de Saumur et, à partir de 1665, « professeur en langue  grecque » (le grec néotestamentaire) à l’Académie.

[3] Cette anecdote a toutes les chances d’être authentique, car elle est confirmée partiellement par une lettre de T. Le Fèvre à son ami Louis Fabricius  (T. Fabri Epistolarum Liber I, 62).

[4] Inexact : le 11 septembre 1672.

[5] Inexact : la publication du Florus (novembre 1674) est antérieure à celle du Callimaque.

[6] Il est regrettable que Burette n’ait pas précisé ces « justes raisons ». Par hypothèse vraisemblable, on peut en suggérer au moins deux : l’attachement d’Anne à André Dacier, assez puissant pour l’empêcher d’envisager de vivre séparée de l’homme de sa vie, et le refus, à cette date, de céder aux sirènes des convertisseurs : Christine de Suède, prosélyte zélée du catholicisme après avoir abdiqué pour abjurer la religion  protestante en  1654, avait vivement engagé Anne, dans sa lettre de mai 1678, à se convertir à la religion catholique. De plus,  la mésaventure de Samuel Bochart dut dissuader Anne de répondre à l’invitation de l’ex-reine : ce célèbre orientaliste - ancien élève de Tanneguy le Fèvre -, que Christine avait pressé de venir à Rome,  « demandé avec tant d’ardeur & puis oublié dès qu’il parut », regagna, fort dépité, sa Normandie natale (Huetiana, « Eloge historique de l’auteur », p. xij).

[7] Les « gratifications » sont pure légende (« Il y a quarante ans que ma femme travaille pour l’avancement des lettres [...]. Cependant, Monseigneur, elle n’a encore receu aucune recompense ni la moindre marque de distinction », écrit A. Dacier en 1717. Quant à la pension (de 500 livres, alors que celle d’André est de 1500 livres), attribuée en novembre 1685, elle est le prix non pas du mérite, mais de l’abjuration.

[8] Cette version des faits est inexacte. A. Dacier affirme, au contraire, dans son Traité de la religion (manuscrit), s’être retiré en province afin de fuir les convertisseurs. Les époux Dacier n’abjureront que le 20 septembre 1685, lors de « la grande dragonnade », un mois avant la révocation (18 octobre). Il est peu probable que P.-J. Burette ait ignoré cette date, car, dans sa livraison d’octobre 1685, le Mercure Galant avait publié une lettre adressée par A. Dacier à son ami D. Mitton sur le rôle des deux époux dans la conversion collective de Castres.

[9] Isaac Louis Le Maistre de Sacy ; c’est la version dite « de Port-Royal ».

[10] Le Journal des Savants.

[11] L’ouvrage est signé L. P. S. F., initiales de « Le Poète Sans Fard », sous lesquelles se cache François Gacon.

[12] Du Père Claude Buffier.

[13] Louis de France (1682-1712), dont Fénelon fut le précepteur, fils du Grand Dauphin et père de Louis XV. En 1683, Anne le Fèvre lui avait dédié son Eutrope, de la collection In usum Delphini.

[14] Inexact : en réalité, Anne Dacier, née en 1645, était âgée de 74 ou 75 ans.