Madame Dacier dans les ana

Menagiana

Le latin de M. de Balzac est très pur, néantmoins il me semble que les pensées sont françoises. Comme je disois cela l’autre jour à une personne de grand mérite ; il répondit là dessus qu’il en avoit le même sentiment ; que cette raison le rebutoit souvent de lire la prose et les vers de nos modernes vivans. En effet, luy dis-je, si on en excepte quelques-uns des nôtres, comme entr’autres M. de Valois, M. Petit, M. Huet, Mad. Dacier & quelques autres, dans les ouvrages de qui l’élégance romaine va presque de pair avec l’érudition : la plupart des autres sont pleins de gallicismes, de teutonismes, d’anglicismes, & de tous les autres idiômes européens. (p. 196-197).

Menagiana, Paris, Florentin et Pierre Delaulne, 1693.

[...] Quoique le véritable honneur des grands hommes soit attaché à leurs personnes, & ne vienne que d’eux, je soûtiens néanmoins que M. le Févre n’aura pas moins de gloire d’avoir été le pere & le maître de Madame Dacier, que l’auteur des ouvrages qu’il nous a laissez ; & c’est dans ce sens que les enfans sont la couronne des peres selon l’Ecriture. Madame Dacier n’est pas de mon sentiment sur l’Heautontimorumenos. Je n’ai pu l’en convaincre encore. Je lui ai dédié les Reflexions que je fis imprimer autrefois contre M. l’Abbé d’Aubignac. Je les ai beaucoup augmentées depuis ; & on les rimprime en Hollande[1].

Menagiana, ou bons mots, rencontres agreables, pensées judicieuses et observations curieuses, de M. Menage. Troisiéme édition augmentée, Amsterdam, Pierre de Coup, 1713, tome I, p. 212.

[...] Il n’est bruit ici présentement que de l’admirable version de l’Iliade en prose françoise par Madame Dacier, ci-devant Mademoiselle le Févre, sur quoi ce distique a été fait :

Ἰλιάδ’ ἡ Φαβερὴ Κελτοῖσιν ἔδωκεν. ἄληθες

Νῦν Πηληϊάδεω μῆνιν ἄειδε θεὰ.[2]

Le second vers a été generalement applaudi, mais ὁ ἄριστος Ἀχαιῶν[3], M. Boivin a jugé que le premier seroit plus élégant de cette sorte :

Ἰλιὰς ἤδ’ Ἄννης Δακηρίδος ἦ μάλα δήτοι[4]. (p. 66-67).

Menagiana ou les bons mots et remarques critiques, historiques, morales & d’érudition,

de Monsieur Menage, recueillies par ses amis. Nouvelle edition.

Paris, Veuve Delaulne, 1729, tome IV.


Supplément au Menagiana (par Pierre Le Gouz)

[...]

On a proposé depuis peu dans l’accademie  françoise des dames et des damoiselles illustres par leurs esprits et par leur scavoir ; Mlle de Scudery, Mme Deshouilleres, Mme Dacier et quelques autres, qui sont tres capables d’enrichir notre langue et par de beaux ouvrages et qui en ont deja fait de merveilleux. M. Charpentier appuyoit cette proposition par les exemples de l’accademie de Padoue, ou l’on recoit les femmes savantes ; mon traitté, Mulierum philosopharum, auroit pu fournir quelques exemples plus anciens des marques de distinction qu’on a accordéés  aux femmes savantes. La proposition qu’on avoit faitte à l’accademie  n’a pourtant eu aucunne suitte.

Il y a des duchés et pairies femelles, et les dames qui les possedent peuvent venir prendre leur seance au Parlement de Paris, comme Mlle de Montpensier. (f° 30 v°).

[...]

Mme Dacier a fait imprimer la vie de Marc Aurelle,  qu’elle a composé en françois avec une traduction de ce que cet empereur a fait pour lui meme. C’est un recueil de plusieurs belles reflexions morales  qu’il s’adresse à luy meme εἰς ἑαυτον. Ce n’est pas une relation de sa vie comme quelques-uns le croient par erreur. Le cardinal François Barberin avoit traduit cet ouvrage de l’empereur Marc Aurelle Antonin en langue latine. On voit une copie de sa traduction dans la bibliothèque du Roy. (f° 32).

BnF, Ms français 23.252 Bouh[ier] Supplement au Menagiana 78.


Bolæana

[...] M. Despréaux dit un jour à Monsieur Dacier & à sa femme, ennuyé de leurs rodomontades grammaticales : Vous avez beau faire & beau dire, je n’appelle gens d’esprit, que ceux qui ont de belles pensées, & non pas ceux qui entendent les belles pensées d’autrui. (p. 28).

[...] M. Dacier [...]. C’est un homme qui nous fait des Saints de tout ce qui passe par sa plume ; elle a le don de canoniser les gens, Saint Platon, Saint Antonin, Saint Hieroclès ; je m’étonne qu’il n’ait pas fait une Vestale de Faustine, femme de Marc Antonin, qui étoit la premiére débauchée de son tems. Il n’a pas tenu à Madame Dacier que Sapho n’ait été canonisée comme les autres. Quand on lui reproche qu’elle avoit des inclinations très-libertines, & qu’elle ne se renfermoit pas dans les passions ordinaires à son sexe, Madame Dacier croit la bien défendre en disant que c’est qu’elle a eu des ennemis : que ne nous disoit-elle que ses amies lui ont fait plus de tort que ses plus grands ennemis ? Pour moi, disoit-il, je crois plus les historiens sur les vices des hommes que sur leurs vertus. (p. 43-44).

[...]

Monsieur le Verrier donnoit à dîner ; Monsieur & Madame Dacier étoient des convives. A la fin du repas, ce couple savant, & surtout la dame, se plaignirent assez aigrement que le satirique ne leur eût pas encore montré son Equivoque[5]. Monsieur Despréaux s’excusa sur ce que l’occasion ne s’en étoit pas présentée. La dame reprit avec un ton hautain & impérieux : C’est peut-être qu’on ne nous croit pas capables d’en sentir toutes les beautés. M. Despréaux répondit ironiquement, qu’il avoit lieu d’appréhender une critique aussi redoutable que la sienne. Oui, dit-elle, Monsieur, votre crainte est peut-être assez bien fondée ; car, à coup sûr, je ne vous aurois pas passé un vers, où l’on dit que vous noircissez la réputation du plus saint personnage de la Gréce. Comment avez-vous osé avancer que Socrate étoit

Très-équivoque ami du jeune Alcibiade ?

Je vous prouverois par vingt autorités, qu’il n’y eut jamais de plus noire calomnie. Et moi, répliqua Monsieur Despréaux, je vous prouverois le contraire par vingt autres autorités. La querelle s’échauffant de plus en plus, M. Despréaux leur déclara qu’il ne leur réciteroit jamais son Equivoque. Or il vint le lendemain chez Monsieur Coustard, où il nous raconta la scéne du jour précédent, paroissant encore piqué de la sortie qu’on lui avoit faite. Eh bien, lui dis-je, voulez-vous que je vous donne un juge de la sentence duquel je vous défie d’appeller ? Il y consentit, & là dessus je fis apporter la traduction des Nuées d’Aristophane par Madame Dacier, qui n’étoit encore en ce tems-là que Mademoiselle le Févre[6], où nous lûmes, page 297. qu’Aristophane reproche à Socrate qu’il faisoit souvent des promenades dans la palestre pour voir les jeunes garçons qu’il avoit la réputation de ne pas haïr. C’en est assez, dit Monsieur Despréaux ; il ne faut pas battre son ennemi à terre, & je me contenterai de lui faire dire que la mémoire lui a manqué.

Magnanimo satis est hostem prostrasse leoni[7]. (p. 45-47).

[...] Je loue, continuoit-il, jusqu’à Monsieur Perrault quand il est louable. Est-ce bien lui, qui a fait ces six vers que je trouve à la fin d’une préface de ses Parallèles ?

Ils devraient, ces auteurs, demeurer dans leur grec,

Et se contenter du respect

De la gent qui porte férule.

D’un savant traducteur on a beau faire choix ;

C’est les traduire en ridicule,

Que de les traduire en françois.

On voit bien qu’il vise un peu Monsieur Dacier, mais a-t-il tout le tort ? Il s’en faut bien que M. Dacier écrive aussi agréablement que sa femme. Monsieur Dacier est toujours sec et décisif. Il croit avoir raison dans l’explication qu’il donne à ce passage d’Horace, Difficile est propriè communia dicere ; cependant c’est un passage qui se doit entendre naturellement. (p. 93-94).

[...]

Un jour que j’allois voir M. Despréaux, je le trouvai prêt à monter en carrosse : Je vais, me dit-il, dîner avec des gens qui ont toujours la bouche cousue pour louer. Vous n’aurez pas de peine à croire que ce sont l’Abbé Renaudot, Monsieur Dacier & sa femme. En effet, ce couple savant s’imagine que les louanges n’ont été faites que pour lui. Je leur dis quelquefois en riant : Hé ! par charité, ne prenez pas tout pour vous ; souffrez que les autres ayent du mérite ; allez, croyez-moi, le Parnasse est assez grand, il y a de la place pour tout le monde. Est locus unicuique suus. (p. 128).

Bolæana, ou Bons Mots de M. Boileau, avec les poesies de Sanlecque, &c., Amsterdam, Lhonoré, 1742.


Longueruana

Madame Dacier & son mari prennent quelquefois plaisir, quand ils s’entêtent d’un auteur, à soûtenir d’étranges paradoxes, comme que Sapho n’étoit pas coupable de la vilaine passion qu’on lui a toûjours reprochée : pendant que la piéce même existe : & où sont décrits tous les symptômes de la passion la plus marquée. M. Dacier de son côté prétend que Marc-Aurele n’a jamais persécuté les chrétiens. Par l’ordre de qui est-ce donc qu’on  fit mourir les martyrs de Lyon ?

Longueruana, ou Recueil de pensées, de discours et de conversations, de feu M. Louis

du Four de Longuerue, Abbé de Sept-Fontaines, & de Saint-Jean-du-Jard,

Berlin, 1754, I. partie, p. 123-124.


[1] Allusion au Discours sur l’Héautontimorumenos de Térence contre M. l’Abbé d’Aubignac, dédié à Madame Dacier, 1693.

[2] La fille de  Le Fèvre a donné l’Iliade aux Français. Chante maintenant, déesse, la colère d’Achille.

[3] Le meilleur des Grecs (le plus savant des hellénistes).

[4] Boivin remplace le nom de jeune fille par le nom d’épouse : L’Iliade d’Anne Dacier.

[5] La Satire XII « Sur l’Equivoque », rédigée en 1705, mais dont la publication fut posthume.

[6] Inexact : l’achevé d’imprimer du Plutus et des Nuées est du 2 juin 1684. Anne Le Fèvre et André Dacier se sont mariés le 4 novembre 1683.

[7] Il suffit au lion magnanime de terrasser son ennemi (Ovide, Tristes III, V, v. 33).