Madame Dacier vue par son entourage
Par Tanneguy Le Fèvre, son père.
1. Lettre à Fabricius
« Viro Clarissimo Ludovico Fabricio
Tanaquillus Faber Salutem Plurimam Dat.
Meministi, Humanissime Fabrici, vidisse te domi meae frustillum pueri, cui Danieli nomen erat ? Memini, inquies, sed quia postea ? Scito nullum te unquam vidisse salaputium lepidius. Vide quid ille intra menses non totos duodecim fecerit. Tres grammaticas, Graecam, Latinam, atque Hebraicam edidicit. Neque vero hîc stetit ; Centum ex dialogis Corderii cum Terentii Andria vidit : Eutropium iterum evoluit ; Graecum vero Divini Doctissimi Matthaei ac Marci textem ita legit, ut nullae in utroque partes reperiantur, quarum ipse rationem strenue & expedite non reddat. Vellem itaque hîc adesses, rideres satis. Soror enim illius, quae uno aut altero mense tardius incepit, non minus provecta est. Quid igitur ? Habeo nunc domi loquaculum nidum, quo me posthac oblectare, & cum magistris compitalibus certare possim. Meum itaque gaudium gaude, ὦ φιλότης. [...].
Salmurii Anno M.DC.LVIII. Nonis Octobribus.
Traduction :
Au très illustre Louis Fabricius
Tanneguy Le Fèvre adresse son salut.
Te souviens-tu, très aimable Fabricius, d’avoir vu dans ma maison un petit garçon du nom de Daniel ? Je m’en souviens, diras-tu, et alors ? Sache que tu n’as jamais vu un petit homme plus mignon. Vois ce qu’il a fait en moins de douze mois. Il a appris trois grammaires, la grecque, la latine et l’hébraïque. Et il ne s’en est pas tenu là : il a vu une centaine de dialogues de Cordier[1] avec L’Andrienne de Térence ; il a parcouru une nouvelle fois Eutrope ; il lit le texte grec de saint Matthieu et de saint Marc, sans qu’on trouve dans l’un et l’autre des passages dont il ne rende compte avec exactitude et rapidité. Voilà pourquoi j’aimerais que tu sois ici, tu t’amuserais bien. Car sa sœur, qui a commencé un ou deux mois plus tard, n’est pas moins avancée. Quoi donc ? J’ai maintenant chez moi un nid qui gazouille, pour me charmer et me permettre de rivaliser avec les professeurs des carrefours. Réjouis-toi du bonheur qui est le mien, mon très cher.
Saumur, le 7 octobre 1658.
Tanaquilli Fabri Epistolarum Liber I, Saumur, Isaac Desbordes et Jean Lesnier,
2e édition (posthume), 1674, Epistola LXII, p. 209-210.
2. Lettre à Pierre-Daniel Huet
[...]
(Enfants) Deux. Mon fils[2] est âgé de treize ans. Il a lu les petits historiens, Phèdre, Térence, l’Enéide et Homère tout entier. Il sait ses deux grammaires grecque et latine, ὅσον ἡ αὐτῷ ἡλικία χωρεῖ[3]. Il a l’air fort bon, et il serait propre auprès de quelque jeune prince qu’on ferait étudier. Il lui donnerait de l’émulation. Il sait des fables poétiques, il sait la carte antique et il a de l’imagination autant que je lui en pourrais souhaiter s’il n’en avait pas. Il a lu des voyages ; ἐν βραχεῖ[4] il fait la consolation de ma triste vie. [...]
Pour ma fille, elle est âgée d’environ vingt quatre ans. Elle sait les mêmes choses que son frère ; rien davantage, car il n’y a que trois ans que je l’ai entreprise, et que j’ai commencé de l’instruire. Elle est fort modeste, et ne veut pas qu’on sache qu’elle sait ni grec ni latin. Elle ne veut pas qu’on sache qu’elle sait danser, ni jouer du luth. Tant mieux. En vérité, c’est une des plus agréables lectrices que je connaisse. Elle est d’une belle taille, multum dignitatis habet : in animo nihil humile, nihil demissum, nihil plebeium[5]. Je voudrais qu’elle ne fût pas si timide qu’elle est. J’oubliai à vous dire qu’elle sait la Gierusalemme del Tasso comme moi, ce qui est quelque chose avec le reste.
BnF, ms fr 15188 (correspondance de Huet), Lettre de Tanneguy Le Fèvre à Pierre-Daniel Huet (Saumur, 20 mai 1671).
Par André Dacier, son époux
1. Lettre d’André Dacier au Régent
Monseigneur
1717
Nous sommes tres sensibles aux marques de bonté que V. A. R. a données pour nous a Made la Comtesse de Chiverny lorsque de son pur mouvement elle luy a parlé de nostre triste situation. Les arrérages de nos pensions, Monseigneur, nous ont esté payées en billets de l’Estat : nous en avons pour vingt mille livres, et c’est là tout le bien qui nous reste. Nous esperions, Monseigneur, que V. A. R. nous les feroit payer par parties en quatre ou cinq ans, et mon unique consolation estoit que si je venois a mourir le premier je laisserois ce petit fonds a ma femme pour sa subsistance. Je n’ay pas voulu vous en importuner dans un temps ou vous estiez occupé a remedier au desordre des finances et a faire vos arrangements. C’est cette discretion respectueuse qui m’a empesché de solliciter vos bontés et d’en profiter. Mais puisque V. A. R., Monseigneur, s’est fait une loy de n’en plus faire payer, il faut nous dedommager de cette perte par le plaisir de vous marquer nostre pafaite soumission. Nous sommes tout prests a sacrifier a toutes vos veues ces vingt mille francs de billets que nous ne tenons que de vostre generosité. Les gens de bien, Monseigneur, scavent perdre pour l’Estat quand cella est necessaire, et le bonheur public les console de leur malheur particulier. Mais permettez moy de vous representer avec un tres profond respect qu’il y a quarante ans que ma femme travaille pour l’avancement des lettres , et ce qui nous persuade que ses ouvrages ne sont pas inutiles, c’est l’approbation dont V. A. R. a daigné les honnorer. Cependant, Monseigneur, elle n’a encore receu aucune recompense ni la moindre marque de distinction. Le feu Roy luy donna une pension de cinq cens livres en faveur de sa conversion. Mais elle doit cette pension à la pieté de ce grand prince et non à son estime pour elle. Elle ose donc, Monseigneur, vous en donner une qui couronne la fin de sa vie, et quelque besoin qu’elle en ayt elle la demande encore moins par necessité que par honneur. La posterité ne jugera pas tant d’elle par ses escrits que par le jugement que V. A. R. en aura porté. Si le plus eclairé de tous les princes, celluy que les Muses ont le plus favorisé et celluy qui protege le plus les Muses la laisse sans recompense, on croira et avec raison qu’il ne l’en a pas jugé digne. Cette seule penses l’afflige et l’humilie au dernier poinct. J’espére, Monseigneur, que V. A. R. jettera sur elle un regard favorable d’autant plus mesme qu’on peut asseurer qu’elle ne sera pas importunée de la foule de femmes qui luy demanderont la recompense de quarante deux années de veilles et de travaux. Jamais V. A. R.ne répandra ses bienfaits sur personne qui en connaisse mieux qu’elle tout le prix. Je suis avec un tres profond respect
Monseigneur,
Vostre tres humble et tres obéissant serviteur.
Dacier.
2. Lettre d’André Dacier à David Martin
Au verso :
A Monsieur / Monsieur Martin professeur en /Theologie, sur le Nouveau Canal / A Uthrch (sic).
A Paris le 19 de Juin 1720.
Je vous envoye, Monsieur, la response de M. Boivin qui vous fait mille compliments. C’est tout ce que je puis escrire dans l’estat deplorable ou je me trouve. Ma femme, apres une maladie de cinq mois, est attaquee d’une paralysie qui la prive de la moitie du corps et qui luy rend l’autre presque inutile. Toutes les provisions que j’ay faites pour me preparer a soustenir
les plus cruels accidents sont inutiles, et je n’ay pas la force d’envisager la cruelle separation dont je suis menacé[6]. L’amitie dont vous nous honnores tous deux m’asseure que vous prendrez beaucoup de part a mon affliction. Je suis avec un veritable attachement et une parfaite estime, Monsieur, vostre tres humble et tres obeissant serviteur.
Dacier
Par son ami Gilles Ménage
Une exhortation à la conversion au catholicisme.
AEgidii Menagii
Ad Annam, Tanaquilli Fabri filiam, de Religione Romana amplectenda,
Paraenesis
Et te, lux patriae, Tanaquilli filia magni,
Progenies docti, docta puella, patris ;
Carminibus nostris, doctas heroîdas inter,
Indictam fuerit praeteriisse nefas.
Sed quibus aut verbis, aut qua tot splendida dona
Voce canam ? Laudes ordiar unde tuas ?
Obruitur laudum numero mea Musa tuarum,
Talis, vere novo, virgo per prata vagatur,
Quos linquat flores, nescia, quosve legat.
Carmine te quamquam dicere, vix hominum est.
Per te Battiades cultu potiore superbit :
Nec minus ingenio est, quam fuit arte, potens.
Plautinoque sales, & Tei carmina Vatis,
undique jam per te Gallia tota sonat.
Scriptorem ornasti, Latiae primordia gentis
Narrantem, & Reges, maxima Roma, tuos.
Trojano claros bello, Dictynque, Darenque
Restituit formae mox tua cura suae.
Sed neque Victoris tu dedignata libellos
Aureli, docta perpoliisse manu.
Quae te divarum potis est superare loquendo ?
Non ipsa, Aonidum maxima, Calliope.
Quaeve puellarum, quas Graecia jactat alumnas,
Se tibi versiculis aequiparare queat ?
Non illa, eximiis toties collata poetis,
Pindaricos potuit quae superare modos.
Mascula non Vates, tenerorum mater amorum ;
Prima puellarum scribere docta melos.
Lesbia non Virgo, primo quae flore jeventae
Scripsit Maeoniis aemula acrminibus
Plaudit Fama tibi : nec jam, te praeter, in aula
Cantatur doctis ulla puella viris.
Est tamen ; est aliquid, quod de te Gallia narrat
Non belle : liceat dicere pace tua.
Calvinae addictam sectae, queriturque, doletque.
Dogmata tu possis tam fugienda sequi ?
Tu, que scripta Patrum Graja, & versare Latina :
Quae fontes veri vel penetrare potes.
Ah virgo infelix hoc solum nomine ! partes
Linque tuas : ad nos, docta puelle, veni.
Praestantis pastor populi, praestantior ipse ;
Ille sacri HARLAEUS, duxque, decus que chori ;
Te pater excipiet : sacris accedere mensis
Te dabit : ad superos & tibi pandet iter.
Ergo veni : propera. Cessas, ô lenta puella ?
DACIADE ipsa tuo sed comitata veni.
Non ullus juvenis doctae comes ire puellae
Dignior, & docto nulla puella viro.
DACIADEM ipsa tuum, tecum extera signa secutum,
Duc tecum, aut tecum ; nam potes ; ipsa trahe.
Ergo veni : festos inter signabitur, aris
Qui vos Romanis afferet, ille dies.
Gilles Ménage, Poemata, 8e éd., Amsterdam, Henri Wetstein, 1687, « Liber Elegiarum », p. 70-72.
Par l’abbé d’Olivet
Madame Dacier, conseillère éditoriale de l’abbé d’Olivet.
[...] Vous dirai-je que l’arrangement de toutes ces pieces n’étoit pas sans quelque difficulté pour l’imprimeur ? On essaya d’abord, s’il étoit possible, mettant la traduction à côté du texte, de faire tenir au bas des pages vos remarques, celles des éditeurs anglois & les miennes. Mais tout cela ensemble formoit une confusion d’idées & une bigarrure de langues différentes qui rebutoient l’imprimeur & qui auroient pû déplaire au lecteur.
Je consultai là-dessus la personne qui étoit le plus a consulter en fait de traductions à imprimer, l’illustre Madame Dacier, que nous perdîmes il n’y a que six jours. Ce n’est pas ici le lieu de répandre des fleurs sur son tombeau. Elle me parut ne point trop approuver la coutume, qui est devenüe presque générale, d’imprimer le texte latin ou grec vis-à-vis de la traduction. Cela ne sert bien souvent, me dit-elle, qu’à distraire le lecteur, qui tantôt se jette sur le latin, tantôt sur le françois, au lieu de s’attacher à bien prendre la suite d’un ouvrage. Elle m’ajouta qu’un traducteur devoit, encore plus que tout autre écrivain, déférer au goût des dames, dans un siécle où il n’est plus si rare d’en trouver qui fassent usage de leur esprit, & que plusieurs lui avoient témoigné à elle-même que c’étoit pour elles une mortification de ne pouvoir tourner un feuillet de son Térence sans avoir les yeux blessez par une page latine.
J’ai pris enfin le parti où il se trouvoit le moins d’inconvéniens. L’ouvrage de Cicéron étant divisé en trois livres, j’en fais trois petits volumes. Dans chaque volume, qui ne contient qu’un livre entier, on aura premiérement ma traduction avec mes remarques ; secondement, le texte latin avec quelques notes des éditeurs anglois ; troisiémement, vos remarques ; le tout avec des renvois exacts, à l’aide desquels il n’est rien de plus aisé que de conférer, quand on veut, le françois avec le latin. Mais c’est trop vous arrêter sur une bagatelle qui, pour peu que vous le souhaitiez, sera réformée dans une autre édition. [...]
A Paris, ce 23. d’août 1720.
Extrait de l’une des pièces liminaires des Entretiens de Ciceron sur la nature des dieux (sans nom d’auteur, Paris, Jacques Estienne, 1721), la « Lettre de M. l’abbé...[7] à M. le Président B.[8] », t. 1, p. xxxv-xxxvij et xliv.
Par Bernard de La Monnoye, un ami des époux Dacier
Epitaphe de Madame Dacier
Conjuge Dacerio, Tanaquillo digna parente,
Hîc, par ambobus quae fuit, Anna jacet.
Haec & Aristophanem docuit, Latiumque Menandrum,
Haec & Maeoniden Gallica verba loqui.
Hanc igitur, meritis pro talibus, Attica posthac,
Hanc Latia, hanc semper Gallica Musa canant.
Traduction :
Digne de Dacier son époux, digne de Tanneguy son père,
Ci-gît Anne, qui fut leur égale à tous deux.
Elle a fait connaître Aristophane et le Ménandre latin ;
Elle a fait parler la langue française au poète de Méonie.
En récompense de tels mérites, la Muse attique la chante désormais,
Et la Muse latine ; la Muse française toujours la chante.
Cité par Pierre-Jean Burette, Eloge de Madame Dacier, Paris, Pierre Witte, s. d., p. 15.
Par la Présidente Ferrand, née Anne de Bellinzani, son amie
« Lettre de la madame la Présidente Ferrand à
monsieur l’abbé R. docteur en Sorbonne »
à Paris le 21 Janvier 1721
Je vous rends graces, M., de m’avoir procuré la lecture d’un ouvrage qui a pour titre : Eloge de Mme Dacier. Personne ne prendra jamais plus de part que moi à la justice que l’on rendra à un mérite si rare et si digne des éloges des plus fameux écrivains, parce que personne n’a tant estimé ses vertus et ne l’a examinée avec plus d’attention, pendant plusieurs années que j’ai été au nombre de ses amies : ce que j’ai toujours tenu à grand honneur.
Mais je vous avouerai que l’ëcrit dont il est question m’a parû l’éloge des ouvrages de Mme Dacier, plutôt que celui de sa personne. Cependant c’est retrancher une partie de sa gloire que de ne pas entrer dans un détail qui lui est infiniment avantageux, et qui peut même être très utile. Il feroit voir aux hommes qu’ils doivent souhaitter, loin de le craindre, que les femmes ayent le goût des livres ; et les femmes apprendroient que la science est si peu opposée à leurs devoirs qu’aucune ne s’en est acquitté aussi excellemment que Mme Dacier.
En me rappellant le souvenir de ce que /[2]/ j’ai vû d’elle dans son domestique, je sens naître une tentation à laquelle je vais succomber ; c’est, Monsieur, d’entrer dans ce détail où je souhaiterois que quelqu’un plus capable que moi fût entré. Je n’ai besoin, après tout, que d’un recit simple et fidèle pour réüssir.
Montaigne dit que l’on est principalement obligé à Plutarque de nous avoir fait connoître les grands hommes, à leur à tous les jours. On me saura donc gré d’avoir mis Mme Dacier dans un point de vuë également propre à faire aimer la science et la vertu.
La réputation de Mme Dacier comme savante m’avoit donné de l’admiration et de l’humilité, sans nulle envie de la connoître plus particulièrement. Je reconnoissois la distance infinie qui nous séparoit, et je ne me jugeois pas à portée de profiter de son commerce jusqu’au moment que la fortune m’ayant liée d’amitié avec de ses amies intimes, elles me dirent des éloges d’elle, qui me firent désirer ardemment de la voir. Je la trouvai filant, d’une politesse judicieuse, éloignée de toute affectation, parlant aux femmes des choses dont on les entretient ordinairement ; je me souviens que je pensai m’en fâcher et que me croyant plus habile qu’elle dans ce que je supposois qu’elle traitoit de bagatelle, j’aurois voulu qu’elle me parlât de ce que je ne scavois pas, mais je connus bientôt que l’on pouvoit toujours /[3]/ s’instruire avec elle. Les ajustements, les meubles, rien ne lui étoit inconnu. Elle savoit les différentes fabriques des étoffes, et leurs différents dégrés de bonté, aussi bien que leur juste prix, et j’aurois donné la préférence à Mme Dacier sur toutes les femmes de ma connoissance, pour des emplettes considérables.
Sa fille vivoit alors. Une santé qui avoit toujours été délicate n’avoit pas permis à Mme Dacier de l’engager dans la même carrière où elle avoit acquis tant de gloire ; mais de sages ménagements et les heureuses dispositions de cette aimable fille lui avoit procuré tout ce qui peut perfectionner la raison et ouvrir l’esprit. Elle s’étoit d’abord amusée de l’étude de la musique ; mais tenant de sa famille l’idée et l’amour de la perfection, elle étoit devenuë si habile que dans des concerts qu’elle faisoit avec les plus fameux musiciens, elle montroit une capacité presque miraculeuse. Sa figure donnoit un nouveau lustre à un talent si agréable ; et semblable à Clio, elle en avoit les graces et la modestie, aussi bien que la science. Elle étoit digne en toute manière de l’amour de M. et de Mme Dacier, et du tendre souvenir de ceux qui l’ont connuë. Elle a eu le destin des roses : elle a vêcu l’espace d’un matin. Mme Dacier n’oublioit rien de sa /[4]/ part pour rendre les concerts dont je parle d’agréables régals, soit par une compagnie choisie, soit par des collations qu’elle composoit de ce qu’elle faisoit elle-même ; sa patisserie, ses confitures, ses liqueurs, tout étoit d’un goût exquis. Elle savoit même faire du pain excellent. Quand je considérois dans ces sortes d’occupations cette même personne qui étoit si bien entrée dans le sublime d’Homère, je croyois voir ces mêmes héros passer des emplois les plus sérieux aux soins de recevoir leurs hôtes. Mme Dacier et ces héros m’en paroissoient plus aimables ; et ce sentiment me confirmoit dans la pensée que nous avons une fausse idée de la véritable grandeur.
J’admirois encore plus Mme Dacier dans ses talents domestiques que dans ses livres. J’avoüe que ces différents mérites étoient ce qu’est le clair obscur en peinture : leur opposition les relevoit. Mais elle faisoit sentir dans toutes ses actions une convenance et une bonté qui seules leur auroient donné du prix ; le jugement que j’en portois étoit conforme à ses propres sentiments. Car jamais personne n’a fait tant de cas des mœurs. Nul ménagement, de vanité ou d’intérêt, ne lui a fait mettre au rang de ses amis des gens sans vertu. Indulgente cependant, ou du moins très réservée à blâmer ce qu’elle n’approuvoit pas, elle /[5]/ ne cherchoit pas à mettre son mérite au jour, en lui opposant les défauts d’autrui. On ne lui remarquoit nul retour sur elle-même ; elle ne faisoit jamais sentir le moi ; la bonté naturelle l’éloignoit des opinions qui favorisent la dureté ; elle se délassoit en s’amusant de plusieurs sortes d’animaux qu’elle nourrissoit et dont elle prenoit soin elle-même. Qui l’auroit vuë au milieu de ses oiseaux l’auroit cruë toute livrée à ce goût-là. Il faut avoir vû familièrement Mme Dacier pour comprendre le loisir que donne l’aversion de l’oisiveté et de ces vains amusements qui consomment du tems pour tout ; et tout se faisoit avec tant d’ordre qu’elle n’avoit jamais l’air affairé. Je ne scais où j’ai lû que les actions du sage forment l’harmonie la plus parfaite qui soit sous le ciel.
Après ce que je viens de dire, on ne peut douter des soins qu’elle avoit de ses domestiques. Elle savoit être libérale et économe, bonne sans se familiariser, ne connoissant rien de petit de tout ce qui lui paroissoit nécessaire au bon ordre de sa maison ; bonne mère, après avoir rempli les devoirs de fille d’une manière digne du père que la Providence lui avait donné ; amie sûre et solide, /[6]/ sans humeur, supportant les torts de ses amis avec une douceur également éloignée de l’insensibilité et de la délicatesse outrée qui ne pardonne rien ; enfin épouse si parfaite, que l’on peut assûrer sans exagération qu’elle n’a pas eû sa pareille. C’est un assemblage que la nature et la fortune ne font peut-être qu’une fois, que de joindre tant de vertus, tant d’esprit et tant de science à mille qualités agréables et utiles. Je n’entre point dans un détail qui me menerait trop loin ; mais vous sçavez, M., qu’on ne pouvoit souhaiter à Mme Dacier aucune sorte de connoissances. Elle les avait toutes, ayant lû en tout genre ce qu’il y a de plus excellent ; elle en avoit profité d’une façon à ne laisser pas lieu de douter qu’elle n’eût eû principalement en vuë sa propre perfection, et que son dessein, en écrivant, ne fût de procurer aux autres les mêmes avantages.
Je ne me suis pas engagée à parler de la manière d’écrire de Mme Dacier, quoique j’aye eû la hardiesse d’en juger et que j’aye écrit quelque part que son stile, formé de bonne heure sur celui des meilleurs auteurs, avoit la force et l’exactitude du stile des hommes, jointes à une certaine douceur propre aux femmes, qui rendoit sa manière d’écrire supérieure à toute autre ; mais je ne puis me taire de ses lettres, j’entends celles que /[7]/ l’on écrit dans le commerce ordinaire. Cette personne si remplie des beaux traits des poëtes et des historiens, connoissoit si précisément en quoi consiste principalement la beauté de chaque chose, que son érudition disparaissoit dans ses lettres et qu’elles pouvoient passer pour avoir été écrites par une femme du grand monde, qui a beaucoup d’esprit et dont l’éducation n’a pas été négligée.
Ceux qui l’ont vuë animée à un certain point dans les disputes qu’elle n’a pû éviter, l’ont bien mal connuë. Elle séparoit les auteurs de leurs livres avec une exactitude scrupuleuse ; et comme on peut avoir de la probité et de la vertu, et se tromper sur un point d’érudition, elle ne prétendoit pas attaquer les personnes dans cette sorte de combat. J’avoüe que cette sorte de distinction n’est pas trop du goût d’un auteur, dont ordinairement la partie la plus sensible est son ouvrage ; mais comme cela ne devroit pas être, Mme Dacier a fait honneur à tous ceux avec qui elle a eû des différends, de les supposer tels qu’ils doivent être. C’est une honte à un sçavant[9] du premier ordre d’avoir attaqué Mme Dacier, comme il a fait. A la vérité le public l’a vengée, et la postérité la vengera encore davantage. Quand j’ai vû des savants relever les prétenduës fautes de Mme /[8]/ Dacier, au lieu de la combler des loüanges qu’elle a si bien méritées, par ses excellents ouvrages, je n’ai pu m’empêcher de soupçonner les hommes de voir d’un œil d’envie la science dans les femmes, et que ce ne soit à eux que nous devions nous prendre de la puérile éducation que l’on nous donne.
Ce que je viens de dire de la disposition de Mme Dacier s’est principalement fait remarquer par rapport à M. de la Mothe. Je suis témoin qu’elle n’a pas souffert en sa présence le moindre trait qui sortît du fait de la dispute. Les amis de cet auteur ont regardé le livre, De la corruption du goût, comme un outrage ; et je crois qu’il est un effet de l’estime que Mme Dacier faisoit de M. de la Mothe. Elle ne pouvoit, en façon du monde, être de son sentiment ; mais elle avoit si bonne opinion de lui qu’elle se flattoit de le ramener au vrai, et elle le croyoit si propre à séduire, qu’elle n’a jamais voulu suivre le conseil que quelques-uns de ses amis lui donnoient, de laisser Homère avec sa vieille réputation de 3000 ans vis-à-vis de M. de la Mothe.
Craindre pour Homère, c’est, ce semble, mettre la main à l’arche, si j’ose me servir de cette expression. Après tout il est juste de laisser le droit à ces Messieurs /[9]/ les antihoméristes de trouver Homère un rêveur. Les autres ont droit aussi de peser l’autorité des Longins, des Quintiliens, des Cicérons, des Horaces et des Racines, avec l’autorité de ces Messieurs. Ce que je ne puis comprendre, c’est que M. de la Mothe n’ait pû deviner de quel côté pencheroit la balance.
Après avoir parlé de la modération de Mme Dacier dans les disputes, je dois parler de celle que l’on remarquoit en elle par rapport à la fortune. Cette femme si connuë et si honorée dans l’Europe, cherchée avec empressement par les étrangers, s’est trouvée en d’étranges embarras.
Un présent pénible, un avenir incertain, rien n’altéroit sa modération. Dans les dernières années de sa vie, elle parloit de se retirer en Languedoc, le seul intérêt de M. Dacier retardoit sa retraite ; elle craignoit qu’il ne s’en accommodât pas. Je suis persuadée que, pour elle, elle s’y seroit trouvée contente, mais quoi qu’elle ne parlât de son dessein qu’à ses amis, il ne lui échappoit pas la moindre plainte ; elle n’appelloit point la fortune injuste, ni aveugle, et toujours également éloignée de flatter ou de blâmer les puissances, elle surprenoit par une conduite si exactement sage, qu’elle paraissoit plus que humaine.
Cette modération n’étoit rien moins qu’une certaine disposition de tempérament qui produit la foiblese et la timidité. Les ouvrages de Mme Dacier prouvent que son esprit étoit plein de feu et de vigueur. Son courage n’étoit pas moindre. Jamais personne n’a été plus sensible, et n’a aimé plus tendrement ce qu’elle devoit aimer ; et cependant jamais personne n’a réprimé avec tant de force les excès où peut jetter la sensibilité, ménageant les autres, en renfermant en elle-même ses propres sentiments. Exempte de la vanité qui souvent nous fait montrer nos larmes et nous parer de nos malheurs ; toujours vraye, toujours sage, c’étoit par la connoissance qu’on avoit de son caractère plutôt que par ses plaintes, que l’on étoit instruit de ses afflictions. Elle avoit perdû un fils à qui on peut dire qu’elle avoit donné une double naissance en se chargeant de son éducation. Que ne promettoit point un enfant qui, à l’âge de dix ans, avoit porté sur Hérodote et sur Polibe un jugement que Mr. et Mme Dacier auroient pû avoüer ! Quel /[11]/coup pour Mme Dacier, que la mort d’un tel fils ! Mais à quelle épreuve ne fut pas mise sa vertu, quand elle vit cette fille, l’objet de tant de soins et de tant d’amour, consumée par une longue maladie ! Quel spectacle pour une telle mère ! Mais persuadée que sa présence étoit nécessaire à sa fille, elle dévoroit sa douleur pour se conserver le droit d’en être la garde assiduë jour et nuit, et de ne la quitter que dans le funeste moment où elle pouvoit dire : Je ne la verrai plus. Cet endroit de ma lettre me rappelle le souvenir de mes propres pertes. Quelle douleur de voir périr ce qu’on a aimé, quand l’estime publique s’accorde avec notre tendresse ! Mme Dacier mêlait ses larmes avec celles d’une autre elle-même ; et ce qui sembloit augmenter son affliction servoit à l’adoucir ; mais mes larmes avoient tant de différentes causes que je ne puis comprendre comment j’ai résisté à une situation si cruelle, je suis presque honteuse de vivre. Vous sçavez mieux qu’un autre, Monsieur, par la confiance que j’ai en vous, d’où j’ai tiré ma force, et que c’est de cette même source, où l’innocence de la vie de Mme Dacier lui donnoit droit de puiser abondamment. C’est à vous qui la connoissiez à fond à mettre la dernière main au /[12]/ portrait que j’ai entrepris de cette aimable femme, en vous parlant de sa solide piété et de ses réflexions également édifiantes et instructives sur l’Ecriture Sainte, dont la lecture commençoit tous les jours ses occupations. Vous n’oublierez pas ses aumônes, souvent excessives, presque toujours ignorées de ceux mêmes qui les recevoient, et que nous ignorerions aussi, si vous ne vous étiez dispensé du secret qu’elle avoit exigé de vous. Pour moi, je n’ai plus rien à dire, non que je croye avoir tout dit, mais par l’impossibilité qu’une personne plus habile que moi trouveroit à épuiser un sujet inépuisable.
Copié d’après un cahier inséré dans le calendrier mss de M. Droüet ».
Bibliothèque de l’Arsenal, ms 5345, f° 182 à 187 v°.
Par la marquise de Lambert, son amie
[...]
J’aime Mr. DE LA MOTHE, & j’estime infiniment Mad. DACIER. Notre sexe lui doit beaucoup : elle a protesté contre l’erreur commune, qui nous condamne à l’ignorance. Les hommes, autant par dédain que par supériorité, nous ont interdit tout savoir. Mad. DACIER est une autorité qui prouve que les femmes en sont capables. Elle a associé l’érudition & les bienséances : car à présent on a déplacé la pudeur : la honte n’est plus pour les vices ; & les femmes ne rougissent plus que de leur savoir. Enfin, elle a mis en liberté l’esprit qu’on tenoit captif sous ce préjugé ; & elle seule nous maintient dans nos droits. Par reconnoissance pour l’une, par amitié pour l’autre, voyons si nous ne pourrons pas les rapprocher. Le tems, ce me semble, y est propre. (p. 260).
[Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles, marquise de Lambert], Œuvres de Madame la Marquise de Lambert, avec un abrégé de sa vie, Nouvelle édition.
Tome I, A Paris, Chez la Veuve Ganeau, 1748, (extrait d’une « Lettre au R. P. BOUHOURS Jésuite, sur Homère », p. 256-261).
Par Mlle de Launay, une amie des époux Dacier
[...]
Avant que je fusse à la Bastille, M. de Valincourt m’avait fait faire connaissance avec M. et madame Dacier. Il m’avait même admise à un repas qu’il donna pour réunir les Anciens avec les Modernes. La Motte, à la tête de ceux-ci, vivement attaqué par madame Dacier, avait répondu poliment, mais avec force. Leur combat, qui faisait depuis longtemps l’amusement du public, cessa par l’entremise de M. de Valincourt, leur ami commun. Après avoir négocié la paix entre eux, il en rendit l’acte solennel dans cette assemblée, où les chefs des deux partis furent convoqués. J’y représentais la neutralité. On but à la santé d’Homère, et tout se passa bien.
M. et madame Dacier prirent beaucoup de part à ma captivité, et m’en donnèrent des témoignages autant qu’il leur fut possible. Ils n’en prirent pas moins à ma délivrance ; et M. Dacier, tout affligé qu’il était de la maladie dangereuse de sa femme, m’écrivit une lettre pour elle et pour lui, remplie de la plus grande estime et du plus tendre intérêt à ce qui me regardait. Il perdit cette femme célèbre, si précisément faite pour lui. Sa douleur fut de celles où l’on sent l’impossibilité de réparer sa perte. J’en compris l’étendue, et lui témoignai par une lettre combien j’en étais touchée. La réponse qu’il me fit marquait l’excès de son affliction, et le gré qu’il me savait de la part que j’y prenais. Je lui écrivis six semaines après de la part de madame la Duchesse[10]. Je vis dans sa réponse le même degré de sensibilité que dans les premiers moments de son malheur. J’y compatis véritablement, et puis je n’y pensai plus. (p. 210).
Francois Barrière, Mémoires de Mme de Staal Delaunay, de M. le marquis d’Argenson et de Madame mère du Régent [...], Paris, Firmin Didot, 1846.
[1] Mathurin Cordier (1479-1564), professeur au collège de Navarre à Paris, embrassa la Réforme et rejoignit Calvin à Genève. Son ouvrage le plus célèbre, les Dialogues, est destiné à initier les enfants au latin : Colloquiorum scholasticorum libri quatuor (1563).
[3] Autant que son âge le lui permet.
[4] Bref.
[5] Elle a beaucoup de dignité. Rien de bas dans son âme, rien de relâché, rien de vulgaire.
[6] Madame Dacier mourra au Louvre, le 17 août 1720, à 75 ans.
[7] Pierre-Jean Thoulier, abbé d’Olivet. Il sera élu à l’Académie française en 1723.
[8] Jean Bouhier (Dijon, 1673-1746), premier président à mortier au Parlement de Bourgogne et traducteur de classiques latins.
[9] « Le Père Hardouin, Jésuite », précise la note du copiste, reprise par Paul Bonnefon, Revue d’Histoire littéraire de la France, 1906, p. 326-331. En 1716, il publie une Apologie d’Homère, à laquelle Madame Dacier répondra dans Homère défendu contre l’Apologie du Père Hardouin.
[10] La duchesse du Maine.